Leadership

Apprendre dans l’action : la nouvelle frontière du développement du leadership

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Par Thomas Misslin,Thierry Picq

Si la question du « pourquoi » développer des leaders n’est pas débattue, celle du « coDévelopper les leaders est un enjeu majeur en entreprise tant l’environnement et les exigences de l’action collective nécessitent de capacités relationnelles pour porter une vision, libérer les énergies, susciter l’engagement et faciliter la coopération. Si la question du « pourquoi » développer des leaders n’est pas débattue, celle du « comment » se pose avec insistance. Que font les dirigeants pour développer les leaders et les talents dans leur entreprise ?

Comment préparer les successeurs aux responsabilités de direction générale, mais aussi à tous les points névralgiques qui articulent stratégie et mise en œuvre ? Comment préparer les managers à affronter l’incertitude, à sublimer les paradoxes inhérents à l’entreprise, et à agir rapidement et efficacement en situations complexes ?

L’approche classique : la formation et le partage d’expérience

Le développement du leadership par la formation managériale est largement utilisé dans une diversité croissante de modalités pédagogiques grâce à la large palette d’outils technologiques et de méthodes actives aujourd’hui disponibles. Ce type d’approche présente parfois des limites, notamment pour développer le leadership en situation d’incertitude, contexte qui se prête mal à une approche déconnectée de l’activité. Les connaissances et les premiers réflexes acquis en formation sont ainsi à mettre à l’épreuve du terrain pour être éprouvés et retaillés par les managers, en fonction de leur profil, personnalité et contexte. En l’absence d’un tel processus d’appropriation, les acquis de la formation ont alors souvent un impact discutable.

La transmission d’expérience entre pairs est également largement pratiquée pour développer le leadership. Cette transmission est verticale quand les managers seniors ou dirigeants sont des passeurs qui font profiter les « jeunes pousses » des leçons apprises à l’école des coups durs en entreprise. La tentation de mentorer est d’autant plus vivace que la fin de carrière approche et que la sensibilité à la transmission s’accroît.

La transmission est horizontale lorsqu’elle s’effectue au travers de dispositifs informels (groupes de pairs, réseaux de contacts, situations de travail/AFEST) ou plus formels (communautés de pratiques, peer learningou co-développement), dans lesquels un manager d’équipe ou d’unité, souvent isolé, peut se ressourcer et se développer au travers d’échanges d’expérience ou de pratiques entre pairs dans un contexte sécurisé psychologiquement. On ne peut que louer la richesse de ces approches horizontales développant, entre autres, le leadership entre pairs « connectés ».

Développer la capacité des leaders : les limites de la seule transmission

Les penseurs ou scientifiques qui se sont penchés sur la question de la transmission de l’expérience, par la formation ou le partage d’expérience, expriment certaines réserves. Comme l’illustrent avec humour Bernanos – de tous les embarras de l’âge, l’expérience n’est pas le moindre – ou Jules Renard – son âge se mesure exactement au degré d’irritation que procure une idée nouvelle – le caractère universellement utile de l’expérience, et de sa transmission, est ambivalent.

Einstein souligne que [l]a connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que de l’information, impliquant que « faire ses propres armes » est un passage obligé.

James March, pour sa part, est dubitatif sur la capacité même d’apprendre de son expérience – sans même parler de la transmettre – liée à la fois aux limites notre capacité inductive, mais aussi à la complexité de l’expérience qui nous met au défi d’en extraire de l’apprentissage utile.

Si la pratique du mentorat et de l’échange d’expérience plus ou moins formalisé entre pairs contribuent certainement au développement des leaders, ils n’épuisent pas le sujet de l’acquisition de ses fameux soft skills de leadership, dont on connaît la complexité et la subtilité. Développer son leadership c’est moins remplir un seau présumé vide, que de souffler sur les braises d’un feu sacré fait de curiosité, d’envie de grandir, et d’expérimentation.

L’environnement est en effet marqué par de tels changements, imprévisibles et accélérés, qu’il est peu prudent de développer des leaders d’entreprise exclusivement sur la base de recettes ou de pratiques éprouvées dans un contexte souvent déjà dépassé.

L’expérience est une lanterne attachée dans notre dos, qui n’éclaire que le chemin parcouru, dirait Confucius.

Pour sortir du seul registre de la transmission ou du partage d’expérience, considérons les pratiques qui développent des compétences nouvelles de leadership, et ce par l’action, en situation et en collectif, par l’exploration ; ces méthodes permettant de s’entraîner, dans les circonstances du moment, à réagir aux incertitudes que réserve l’avenir. Le curseur se déplace ainsi du passé au présent et de la compétence individuelle à la compétence collective, l’idée étant que la compréhension d’un leader, seul, sera toujours partielle, voire partiale, dans les contextes incertains et volatils que nous connaissons et sur les sujets complexes et systémiques auxquels nous sommes de plus en plus confrontés.

Découvrons deux exemples de pratiques visant délibérément à développer les capacités de leadership dans l’action et dans le quotidien.

Structurer des expériences en situation réelle pour développer la capacité de penser et d’agir

Il y a certainement une infinité de manières de proposer à des leaders de développer, largement par eux-mêmes, la capacité à faire face à de nouvelles situations. Pour développer ses officiers, l’armée américaine déploie une méthode que l’on pourrait appeler « never the same ». Pour habituer un officier à gérer des situations nouvelles, toute mission – de la plus simple à la plus complexe – est utilisée comme prétexte pour apprivoiser l’inconnu, l’imprévisible, et développer ses capacités à faire autrement, à devenir entrepreneur de sa mission et pas un exécutant ; concrètement, avec un peu de créativité, le quotidien devient un terrain d’entraînement.

Dans le cadre du départ du chef de corps, par exemple, un officier subalterne reçoit la mission suivante par le Commandant en second : « Lieutenant Jones, vous organisez le pot de départ du Colonel Smith, tel jour. Le corps des officiers est convié. Ce moment doit à la hauteur de l’appréciation que nous portons au Colonel Smith ; qu’il reste gravé dans les mémoires et qu’il contribue à l’esprit de corps du régiment. Vous avez carte blanche. Oh, et vous ne devez en aucun cas proposer un pot de départ qui ressemblerait de près ou de loin à un autre ayant déjà été organisé au sein de ce régiment ou ailleurs. Rompez. »

Ordre bref, effet final recherché clair, ambition établie, confiance accordée, et liberté d’action octroyée.

En définitive, c’est moins le pot de départ tel qu’il se déroulera qui importe que le processus dont cet officier va faire l’expérience pour accomplir sa mission. Au passage, il mobilisera ses ressources et son réseau, s’assurera de l’alignement de l’action avec la mission, et se comportera en artiste réalisant une œuvre unique en utilisant jugement, compétences, relations, audace, créativité, initiative et prise de risque. S’appuyant pleinement sur la motivation intrinsèque de l’officier subalterne, le chef développe ainsi ses capacités.

Un débriefing post-action permettra, à plusieurs, de revisiter l’intention, le résultat, l’articulation entre les actions et le résultat, et les façons d’améliorer l’ensemble à la prochaine mission. Cette dernière sera peut-être de prendre d’assaut, sous le feu, un monticule tenu par l’ennemi, et à ce moment-là la créativité, l’ingéniosité, la confiance en soi et l’initiative de l’officier sauveront des vies au sein de sa section.

Une aventure pédagogique immersive

Prenons un autre exemple. Dans le cadre d’un programme de développement du leadership déployé depuis plusieurs années au bénéfice de ses seniors managers, Capgemini France a choisi de pratiquer la politique de la « carte blanche ». Au sein d’un parcours de formation au leadership, structuré dans le temps et dans l’intention, un pan du parcours est confié aux participants.

En complément des multiples modalités d’apprentissage qui jalonnent le programme (apports synchrones et asynchrones, ateliers en sous-groupes, mise en pratique individuelle sur le terrain, débriefings en groupes de pairs, conférences inspirantes…), chaque promotion se voit confier une mission collective qui consiste à répondre, ensemble, à un enjeu stratégique de l’entreprise exprimé sous forme d’une question de recherche appliquée.

Cet « ingrédient » responsabilisant donne à la formation la dimension d’une aventure pédagogique immersive, la particularité de cette mission étant d’être non scriptée. Un cadrage est donné (temps dédiés en session, identification de délégués de cohorte, temps de partage entre délégués…), mais l’interprétation de la mission, le curseur de son ambition, les standards à l’aune desquels la mission sera mesurée, l’organisation de la mission, la répartition des tâches, la coordination inter-cohortes, le degré d’expérimentation dans les équipes, les perspectives de déploiement post-programme… sont entièrement à la main du collectif, et ce en l’absence de leadership statutaire. La promotion de 200 leaders n’a en effet pas de chefs et la pratique qui consiste à faire état de son statut au sein de Capgemini pour faire passer son idée suscite la désapprobation.

En 2022, la mission de co-construction du parcours était : « Quelle contribution du leadership pour faire de Capgemini France une authentique learning organisation ? »

Lorsque cette mission a été dévoilée aux 200 leaders en plénière, un silence éloquent a suivi… et ce silence était riche d’enseignements : la mission sort de l’habituel ; le degré d’expertise, et d’intérêt, sur le sujet est très hétérogène ; l’idée de répondre à la question à 200 rend perplexe ; la question de ce qui est attendu suscite une profonde interrogation ; le caractère « hors cadre » du projet laisse interdit, alors même qu’une myriade de sentiments contradictoires et de questions tourbillonne dans les esprits : Comment vais-je faire ? Que dois-je faire ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne veux pas le faire… enfin, si je veux le faire, mais par quoi commencer ? etc.

Pour répondre à ces questions, les leaders en formation vont progressivement faire la connaissance intime de deux principes d’action au cœur de la démarche :

  • (a) trust the process pour lâcher prise, apprivoiser l’inconfort de l’incertitude, se faire confiance, faire confiance à l’intelligence collective, prendre le temps de questionner et de se questionner, écouter activement les autres, coconstruire, tester et expérimenter, tester… – un véritable parcours expérientiel de croissance est ainsi proposé.
  • (b) freedom within a framework, une liberté individuelle et collective de construire, de remettre en question les pratiques existantes, d’agir en conscience, de sortir du « y’a qu’à, faut qu’on », d’éviter la tyrannie du « ou » (c’est comme-ci ou c’est comme-ça) pour embrasser la complexité et la richesse du « et » (on peut faire comme ceci mais aussi un peu comme cela) – un authentique terrain de jeu expérimental est ainsi offert.

Courant 2022, Franck Baillet, Executive VP et Directeur du L&D Center de Capgemini France, se voit adresser une question lors d’un panel de professionnels de la formation : Chez Capgemini, comment fait-on pour devenir une learning organization ?

Sa réponse : « Je ne sais pas ». Grand silence. Surprise.

« Vraimentje ne sais pas. Ce n’est pas une figure de style. J’ai des idées bien sûr, mais sont-elles meilleures que celles des autres, vraiment je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est que le sujet est si important chez Capgemini que nous l’avons confié à 200 leaders pour que, pendant 1 an, dans le cadre d’un programme de développement au leadership, ils planchent, transpirent, interprètent, discutent, comparent, expérimentent et donnent corps à cette idée de learning culture et de learning organization. Ce sont les leaders de demain de Capgemini. Ils seront à la manœuvre et bénéficieront des graines qu’ils sèmeront, ou non, aujourd’hui. J’ai confiance en eux. Ce sujet est un sujet stratégique, c’est donc un sujet pour les leaders et ils vont développer leur leadership en s’y frottant ensemble. »

En 2023, la mission de co-construction est : « Comment encore susciter de l’engagement en tant que leader chez Capgemini ? »

Quels enseignements de ces expériences de développement du leadership ?

Pour préparer et développer les leaders à se mouvoir efficacement dans un environnement incertain, l’enjeu est à la fois de s’assurer de la transmission des expériences actuelles pour éviter de subir le principe de Santanaya (ceux qui oublient le passé sont condamnés à le répéter), mais aussi de développer, par l’action et la réflexivité, la capacité de coconstruire les savoirs et d’apprivoiser la solitude, le doute, les paradoxes et la frustration inhérentes au quotidien des leaders d’aujourd’hui.

  • Dans un futur imprévisible, et qu’il convient pour partie d’inventer, le développement du leadership à partir de recettes du passé ou de pratiques éprouvées présente des limites.
  • Développer le leadership à tous les niveaux de l’organisation mérite de proposer des « formations augmentées » qui injectent de l’apprentissage dans le quotidien, ajoutant ainsi une fine pellicule de learning à l’action.
  • La transmission d’expérience entre pairs est pertinente : transmission verticale, par mentorat de seniors à juniors (ou inversement) ou par échanges d’expérience entre pairs, au sein de communautés formelles ou de réseaux informels.
  • L’approche “never the same” ou l’introduction de missions de co-construction dans les formations classiques sont des approches originales de développement au leadership qui permettent aux acteurs d’explorer et de tester de nouvelles pratiques de leadership, dans les circonstances du moment tout en se préparant aux incertitudes du futur.
  • Dans un esprit d’apprentissage permanent, le curseur de la compétence individuelle se déplace vers la méta-compétence collective d’apprendre à apprendre en contexte incertain et volatil pour s’entraîner à mieux appréhender, en collectif, les sujets complexes et systémiques du moment.

Dans un monde infobèse, peuplé de fake news, et dans lequel l’information a un coût d’accès quasi-nul, le tamis de l’expérience reste indispensable pour aider à distinguer à quoi se fier et de quoi se méfier.

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