Par Anne Le Goff,Hélène Bernicot
Le leadership de demain doit se construire grâce à une approche collective, gage de qualité et de maturité dans la prise de décision.
Dans un monde où les crises environnementales, sociétales, financières, géopolitiques et sanitaires se succèdent et se superposent, la complexité des processus de prise de décision ne cesse d’augmenter. Le leadership devient alors un art de plus en plus complexe, qu’il nous incombe de repenser.
La notion de leadership peut sembler vague ou imprécise. Il s’agit de la capacité d’une personne ou d’un groupe d’individus à impulser, inspirer et organiser la mobilisation d’un groupe humain à partir d’une vision d’avenir. Cela suppose plusieurs étapes : être à l’écoute de son environnement ; analyser et anticiper les conséquences prévisibles d’une décision ; trancher (la responsabilité la plus sensible du leader) ; organiser l’action, en lien avec tout un ensemble de collaborateurs et de parties prenantes (sociétaires, clients, fournisseurs, partenaires institutionnels) ; piloter et mesurer le déroulement de l’action et les conséquences effectives de la décision dans le temps. Il s’agit, en un mot, de gérer la complexité.
Dans l’opinion publique, le leadership traditionnel est souvent associé à un pouvoir solitaire et vertical. En effet, ce mode de gouvernance est encore largement dominant : une étude de Deloitte publiée en 2019 a révélé que seuls 31 % des PDG interrogés déclaraient agir la plupart du temps en équipe (« Leading the social enterprise: Reinvent with a human focus », Deloitte Global Human Capital Trends, Deloitte Insights). Pourtant, diriger seul, c’est courir le risque de ne pas pouvoir faire face à la complexité et à la multiplicité des crises actuelles. En effet, une seule personne ne peut pas avoir une vision complète de tous les enjeux. Par conséquent, elle est susceptible de prendre des décisions inadaptées ou de manquer des opportunités.
Penser un leadership collectif, c’est aller à contre-courant de cette idée, en faisant reposer la fabrique de la décision sur des processus coopératifs, proches du terrain et non influencés par des impératifs de court terme. Pour mettre en œuvre cette approche, il est nécessaire de développer de nouveaux outils et méthodes qui permettent d’intégrer l’ensemble des acteurs impliqués dans le processus décisionnel.
Les capacités d’écoute, de dialogue et d’empathie sont souvent associées au féminin. Pourtant, dans le monde de la finance, qui est majoritairement masculin, le fait qu’une banque française et européenne comme Crédit Mutuel Arkéa soit dirigée par un tandem entièrement féminin (les auteures de ces lignes, ndlr) est une exception. Cette situation unique soulève souvent la question du « leadership féminin ».
Toutefois, il est important de se méfier des stéréotypes qui réduisent les femmes à telle ou telle caractéristique spécifique. En effet, ces qualités sont nécessaires à tout leader responsable et devraient être valorisées chez les hommes également.
Une telle transformation est nécessaire et bénéfique. Le leadership collectif, qui se caractérise par une écoute profonde de son environnement, une vision à long terme et une valorisation des talents de l’entreprise, se présente comme un modèle moderne, adapté aux enjeux du XXIe siècle.
Maturer la décision collectivement
Avant toute prise de décision stratégique, il est essentiel de se poser la question suivante : quelle est notre raison d’être ? Cette question est d’autant plus importante qu’elle nous oblige à réfléchir à notre responsabilité vis-à-vis de nos salariés.
Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à prendre leurs responsabilités dans les grandes transformations sociétales et environnementales de notre temps. Cette évolution répond à un besoin croissant de sens de la part de toutes les parties prenantes, notamment des collaborateurs.
En effet, selon le baromètre de la responsabilité sociétale des entreprises publié par Odoxa – FG2A en mai 2023, plus de 9 Français sur 10 font de la RSE un sujet “important” dans l’évaluation d’une entreprise, voire “prioritaire” pour un tiers d’entre eux. Impliquer autant que possible les collaborateurs et les parties prenantes dans les processus de décision semble ainsi la solution la plus convaincante pour leur permettre d’adhérer à la mission de l’entreprise.
Pour être efficace, le modèle coopératif doit être ancré dans la culture d’entreprise. Dans la prise de décision, il est essentiel de « faire mûrir » tous les scénarios en co-leadership, c’est-à-dire de les soumettre à des processus qui les feront évoluer et mûrir. En revanche, la responsabilité de la décision finale revient aux dirigeants, qui doivent la partager, l’expliquer et surtout l’assumer.
Ces processus prennent différentes formes – de la simple consultation informelle à un dispositif participatif à grande échelle. La qualité de ces discussions ne s’acquiert pas naturellement, elle se développe par l’apprentissage, l’organisation et la diffusion. Il est donc important de former spécifiquement les collaborateurs aux méthodes de facilitation de l’intelligence collective, qui sont de plus en plus développées par les entreprises.
Decathlon, par exemple, a adopté cinq piliers de management dont la confiance et le droit d’erreur, afin de responsabiliser les collaborateurs. Cette première étape est indispensable pour toute entreprise qui souhaite associer ses collaborateurs aux décisions stratégiques.
Arkéa a formé plus de 300 personnes à ces méthodes depuis 2018. Les résultats sont déjà visibles, comme ce fut le cas en 2019 pour la définition de la raison d’être du groupe. Des représentants de salariés et de parties prenantes ont été sollicités pendant près de six mois pour travailler sur ce sujet. Ils ont formulé, sélectionné et remonté les meilleures idées, en tenant compte de leurs métiers, de leurs partenaires, de leurs clients, de leurs réalités techniques, réglementaires et de terrain. Cela a permis de définir une raison d’être qui soit inclusive et partagée par tous.
La raison d’être est souvent un premier pas vers le statut d’entreprise à mission. Plus de 1000 entreprises ont franchi ce pas, conscientes que ce statut est une opportunité et non une contrainte. En effet, il devient risqué de ne pas s’engager dans une démarche de responsabilité sociale et environnementale. Une fois que l’entreprise a acquis le statut d’entreprise à mission, cet engagement est inscrit au plus haut niveau stratégique. Cela permet d’impliquer l’ensemble des collaborateurs dans la stratégie de l’entreprise. Par exemple, depuis qu’Arkéa a adopté le statut d’entreprise à mission, les échanges entre la direction et les collaborateurs sur la stratégie ont augmenté de manière significative.
Dans cette dynamique de concertation, il est important de ne pas craindre les opinions divergentes. Au contraire, il faut les encourager, car toutes les propositions méritent d’être examinées. En effet, les confrontations d’idées permettent d’éviter la pensée unique.Pour favoriser les échanges, il peut être judicieux de modifier le mode d’animation des réunions. Par exemple, la direction générale pourrait donner son avis en dernier. Cela permettrait de ne pas « bloquer » ou inhiber les autres participants.
Prendre son temps pour en gagner
Dans de tels processus, le temps est un facteur clé. Même si une décision semble évidente au départ, il est préférable de prendre le temps de la réflexion, de la discussion et de la concertation. En effet, la pression du temps peut conduire le dirigeant à se contenter d’informations partielles ou à prendre des décisions hâtives qui peuvent s’avérer erronées. Il est donc important de se donner du temps pour recueillir les avis de toutes les parties prenantes, sans se laisser enfermer dans un planning trop serré, ou une précipitation dangereuse.
La bonne décision n’est pas celle qui est prise à la hâte. C’est celle qui semble la plus juste au regard des circonstances, de la réalité vécue par les salariés, les clients, les partenaires de l’entreprise et des besoins des territoires dans lesquels elle opère. Il faut donc être prêt à reconnaître, le cas échéant, qu’une décision n’est pas encore mûre pour être prise. Ce n’est pas facile, car la pression pour agir est forte. Cependant, il est souvent bénéfique de prendre le temps de la réflexion afin de recueillir de nouvelles informations et de faire les choix les plus judicieux. L’expérience montre que ce délai de réflexion contribue à une mise en œuvre plus efficace des décisions.
Bien sûr, il est parfois nécessaire de faire face à l’urgence. Toute entreprise connaît des moments de crise ou des situations à risque, surtout dans les temps troublés que nous traversons. Cependant, cela ne doit pas empêcher l’écoute et la mobilisation des salariés.
Un mode de travail qui révèle les talents
La consultation des parties prenantes de l’entreprise dans les processus de décision peut révéler des ressources insoupçonnées. En effet, dans le cadre de grandes décisions stratégiques, il est indispensable d’écouter en interne les avis et points de vue de collaborateurs experts afin d’en évaluer les impacts financiers et extra-financiers. Bien que les avis puissent diverger, il ne faut pas hésiter à choisir une option proposée par l’un d’entre eux qui n’aurait pas été envisagée au départ. Renoncer à cette option ne renforcerait pas le leadership, bien au contraire.
Une culture d’entreprise inclusive (car coopérative) permet à l’organisation de se développer pleinement, et de s’épanouir. Elle passe d’un management « contrôlant » à un management participatif, tourné vers l’identification et l’expression de tous les potentiels.
L’approche collective est ainsi une vision du leadership équilibrée – sereine, inclusive, engagée et enrichissante pour tous. Alors que les crises sont désormais imprévisibles et multiformes, et que les représentations sociales sont en constante évolution, elle permet in fine de poser un nouveau regard sur le mode de gouvernance des entreprises. Une nouvelle gouvernance essentielle pour réussir, notamment, le triptyque ESG (« environmental, social and governance » en anglais), et atteindre l’objectif d’une empreinte sociale et environnementale positive.
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