Les trous noirs supermassifs accrétant de la matière et avec des jets de particules sont parmi les objets les plus énergétiques de l’Univers observable, en particulier quand ils se présentent sous la forme de quasars. Les membres de la collaboration de l’Event Horizon Telescope (EHT) font des progrès continuel pour comprendre ses phénomènes faisant intervenir la rotation des trous noirs et de puissants champs magnétiques. Le dernier progrès concerne la mise en évidence d’émissions de lumière polarisée circulairement.
n sait que, dès 1964, les grands astrophysiciens russes Yakov Zel’dovich et Igor Novikov, indépendamment et au même moment que leur collègue Edwin Salpeter aux États-Unis (le directeur de thèse d’Hubert Reeves), avaient proposé que les quasars et plus généralement les noyaux actifs de galaxies, soient des trous noirs supermassifs accrétant de la matière ; en 1971, Donald Lynden-Bell et Martin Rees en proposaient même un au cœur de la Voie lactée. Nous avons toutes les raisons de penser que c’est bien le cas, surtout depuis les découvertes des membres de la collaboration Event Horizon Telescope qui, avec un réseau de radiotélescopes à l’échelle de la Terre, ont produit des images montrant l’ombre de l’horizon des événements des trous noirs M87* et Sgr A*.
Dans le cas de M87*, comme Futura l’a expliqué très en détail dans les précédents articles ci-dessous, on s’en sert comme d’un laboratoire pour tester nos idées sur les trous noirs de Kerr en rotation, les disques d’accrétions dont ils s’entourent, les phénomènes d’électrodynamique et de magnétohydrodynamique des plasmas à l’origine de l’émission de jets de particules relativistes en particulier. Ce sont des clés pour comprendre les quasars et leurs rôles dans l’évolution des galaxies.
Depuis un certain temps déjà, les chercheurs étudient les champs magnétiques autour de M87* en se basant sur le phénomène de la polarisation de la lumière.
La polarisation circulaire de la lumière
Mais de quoi s’agit-il ? Pour le comprendre, reprenons ce que Futura avait déjà expliqué dans un précédent article, et que l’on peut trouver dans les cours de Feynman. Il faut savoir qu’une onde lumineuse peut se décrire comme un champ électrique qui est sous la forme d’une flèche perpendiculaire à la direction de propagation du rayon lumineux associé à cette onde et qui peut osciller comme un poids au bout d’un ressort. On parle alors de polarisation linéaire de la lumière quand la direction de la flèche reste selon une même droite le long de la propagation de l’onde. Une lumière non polarisée serait décrite par une flèche dont la direction, bien que toujours perpendiculaire au rayon lumineux, varie chaotiquement. Lorsque la flèche oscille tout en tournant régulièrement avec son extrémité sur un cercle, on parle de polarisation circulaire.
La lumière émise par un corps chauffé, comme le Soleil, n’est pas polarisée. Mais, en présence d’un champ magnétique ou plus généralement en interagissant avec certains matériaux, par exemple en se réfléchissant sur du verre ou en traversant une roche tel le spath d’Islande, elle le devient. Du coup, mesurer la polarisation d’une onde lumineuse peut apporter de précieux renseignements sur l’état du champ magnétique d’un astre, comme justement le Soleil, ou la structure et les propriétés de la matière traversée.
Aujourd’hui, deux groupes de chercheurs mettent en évidence un autre état de polarisation de la lumière provenant de l’environnement de M87* avec ses champs magnétiques. Ils annoncent en effet la découverte d’émissions de rayonnement
On trouve dans un communiqué du Center for Astrophysics | Harvard et Smithsonian (CfA) plusieurs déclarations des chercheurs impliqués dans cette découverte et l’analyse de ses implications.
Des plasmas turbulents et chaotiques
Ainsi, Andrew Chael, ancien membre du CfA et coordinateur du projet de polarisation de l’EHT, actuellement chercheur associé à la Gravity Initiative de l’Université de Princeton, y explique que « la polarisation circulaire est un signal que nous avons recherché lors des premières observations du trou noir M87* par l’EHT, et c’était de loin le plus difficile à analyser ».
UN EXTRAIT DE LA SIMULATION INFORMATIQUE D’UN DISQUE DE PLASMA AUTOUR DU TROU NOIR SUPERMASSIF AU CENTRE DE LA GALAXIE M87. © GEORGE WONG (IAS)
Son collègue Ioannis Myserlis, astronome à l’Institut de Radioastronomie millimétrique (Iram), en donne un peu la mesure : « Le signal en polarisation circulaire est 100 fois plus faible que les données non polarisées que nous avons utilisées pour réaliser la première image d’un trou noir. Trouver ce signal faible dans les données, c’était comme essayer d’écouter une conversation à côté d’un marteau-piqueur. Nous avons dû tester soigneusement nos méthodes pour déterminer à quoi nous pouvions vraiment faire confiance ».
Le but était de tester des calculs théoriques aussi bien que des simulations de superordinateurs prédisant les mouvements des plasmas dans les champs magnétiques plongés dans le champ de gravitation d’un trou noir en rotation.
« C’est merveilleux de comparer directement nos simulations à ces observations de pointe. Ensemble, ils dressent le tableau d’un environnement chaotique et violent juste en dehors de l’horizon des événements, où les champs magnétiques, la gravité et le plasma chaud interagissent fortement les uns avec les autres », précise à ce sujet Abhishek Joshi, étudiant diplômé à l’Université de l’Illinois.
« Les observations de polarisation circulaire renforcent notre confiance dans le fait que les champs magnétiques sont suffisamment puissants pour repousser de la matière tombant sur le trou noir et aider à lancer les puissants jets de plasma que nous voyons s’étendre dans toute la galaxie M87 », ajoute Angelo Ricarte, chercheur postdoctoral au CfA et membre de la Harvard Black Hole Initiative.
L’origine des jets des trous noirs supermassifs révélée par les champs magnétiques de M87*
Les trous noirs supermassifs accrétant de la matière et avec des jets de particules sont parmi les objets les plus énergétiques de l’Univers observable, en particulier quand ils se présentent sous la forme de quasars. Un mécanisme permettant d’expliquer l’énigmatique production d’énergie à la source de ces phénomènes a été proposé en 1977 et pour la première fois, aujourd’hui, il reçoit une confirmation grâce aux toutes premières images d’un trou noir révélées par la collaboration de l’Event Horizon Telescope (EHT).
Article de Laurent Sacco, publié le 2 juin 2012
C’est fin novembre 1915 qu’Albert Einstein a exposé la forme finale de sa théorie de la relativité générale, jalonnée au cours des précédentes années par plusieurs publications cherchant à rendre compatible la théorie de la gravitation de Newton avec la théorie de la relativité restreinte.
Un mois plus tard, ayant sans doute suivi depuis un moment déjà les travaux d’Einstein et bien qu’il soit sur le front de l’Est en lutte contre la Russie, l’astronome allemand Karl Schwarzschild trouve deux solutions des équations d’Einstein décrivant le champ de gravitation à l’extérieur puis à l’intérieur d’une étoile idéalisée, supposée parfaitement sphérique et avec un contenu de matière uniformément dense. La solution ne décrit pas une étoile en rotation et à l’époque, la solution concernant l’espace vide autour de l’étoile n’est pas encore correctement comprise mais on prend conscience assez rapidement qu’elle pose potentiellement des problèmes avec des pathologies liés à la notion de singularité en mathématique, mais aussi en physique. Nous le savons aujourd’hui, cette solution décrit tous les trous noirs sans rotation et avec une masse.
L’énigme des quasars
Quelques années après la découverte de Karl Schwarzschild, l’astronome états-unien Heber Curtis remarque en 1918 une curieuse structure allongée sur une photographie de la galaxie Messier 87, prise avec le télescope de l’observatoire Lick. Il ne pouvait pas savoir à l’époque qu’il était en présence d’un jet de matière s’étendant sur au moins 5.000 années-lumière et issu d’un trou noir, M87*, contenant 6,5 milliards de masses solaires au cœur de M87, une galaxie elliptique située à 55 millions d’années-lumière de la Voie lactée.
Il ne pouvait pas savoir non plus qu’avec l’essor de la radioastronomie, on découvrirait que non seulement M87 est la plus grande galaxie elliptique la plus proche de la Terre mais surtout l’une des plus brillantes radiosources du ciel, faisant une cible de choix pour les membres de l’Event Horizon Telescope.
Faisons un bond en avant de plusieurs décennies. Au début des années 1960, Maarten Schmidt, un astronome néerlandais fait l’analyse spectrale d’un astre, la contrepartie dans le visible d’une source radio puissante, nommée 3C 273. Elle se présentait comme une étoile mais elle se trouvait à plus de 2,4 milliards d’années-lumière de la Voie lactée, ce qui veut dire que pour être observable à une telle distance proprement cosmologique, elle devait être d’une luminosité absolument prodigieuse, dépassant les cinq millions de millions de fois celle du Soleil, ou présentée d’une autre façon était équivalente à celle de 1.000 fois les centaines de milliards d’étoiles de notre Voie lactée !
Il s’agit de la découverte des quasi-stellar radio sources, des quasars selon la dénomination proposée en 1964 par l’astrophysicien d’origine chinoise Hong-Yee Chiu. Or, la même année, le mathématicien néo-zélandais Roy Kerr fait la découverte d’une autre solution de la relativité générale. Comme il l’explique dans un article en accès libre sur arXiv le contexte était à chercher à rendre compte de l’existence des quasars à l’aide de la théorie de la relativité générale. On savait depuis les travaux d’Oppenheimer et ses élèves à la fin des années 1930 que la théorie prévoyait qu’une étoile sans rotation ayant épuisé son carburant thermonucléaire devait s’effondrer gravitationnellement, ce qui conduisait à voir en face les bizarreries et les pathologies de la solution Schwarzschild.
Une solution décrivant un astre en rotation, un trou noir de Kerr
Malgré plusieurs tentatives, personne n’avait trouvé l’équivalent des deux solutions de Schwarzschild pouvant décrire ce qui serait une étoile en rotation, ce qui est problématique car elles tournent toutes. Or on pouvait penser qu’une rotation, qui devait nécessairement augmenter du fait de la conservation du moment cinétique (avec une force centrifuge qui le ferait également lors d’un effondrement gravitationnel et s’opposant donc à lui), devait conduire à un moment à l’arrêt de cet effondrement et donc supprimer la pertinence de la solution pathologique de Schwarzschild lorsque la masse de l’astre devenait concentrée sous une surface d’un rayon donné.
Inspiré et intéressé par de nouvelles techniques de géométrie différentielles, Kerr avait entrepris de trouver une telle solution. Nous ne la connaissons toujours pas aujourd’hui, sauf des approximations, mais il n’en reste pas moins vrai que Kerr avait bel et bien décrit une solution rigoureusement exacte décrivant le champ de gravitation extérieur d’un astre en rotation. Mais lequel ?
Au cours de la décennie qui va suivre, notamment grâce aux travaux de Roger Penrose et Brandon Carter, on va comprendre que la solution de Kerr décrit tous les trous noirs en rotation.
Comme l’accrétion de matière sur un astre très compact doit libérer une quantité plus importante d’énergie pour une quantité de matière donnée, notamment de l’hydrogène, que par des réactions de fusion thermonucléaire, on pouvait penser qu’un trou noir de Kerr supermassif accrétant de la matière pouvait d’une façon ou d’une autre produire l’extraordinaire quantité d’énergie expliquant la luminosité des quasars. Des modèles de disques d’accrétion entourant des trous noirs vont donc être construits, notamment par Kip Thorne et Igor Novikov en 1973 et également à la même époque par Nikolai Shakura et Rashid Sunyaev.
Un trou noir transformé en dynamo magnétique
Toutefois, ce qui va vraiment tout changer c’est la découverte faite en 1977 par deux jeunes astrophysiciens relativistes alors à l’université de Cambridge, Roger Blandford et Roman Znajek. Roger Penrose avait déjà montré à la fin des années 1960 qu’il était possible d’extraire de l’énergie en ralentissant la rotation d’un trou noir et donc en puisant dans son énergie cinétique de rotation. Les deux chercheurs vont construire un scénario plus élaboré que celui de Penrose, mais basé sur la même idée.
C’est ce processus dit de Blandford-Znajek qui va s’imposer pour expliquer non seulement la luminosité des quasars mais l’existence de jets de matière souvent associés et que l’on peut détecter par exemple lorsqu’ils produisent deux sources radio aux extrémités de ces jets quand ils entrent en collision avec le milieu intergalactique.
Il n’était soutenu jusqu’ici en grande partie que par des simulations numériques et des calculs analytiques. Mais comme l’explique aujourd’hui un long article publié par Quanta Magazine, le célèbre et réputé périodique numérique de la Fondation Simons qui couvre les derniers développements en physique, mathématiques, biologie et informatique, cette situation est en passe d’être révolutionnée par les observations de l’Event Horizon Telescope avec M87*.
L’instrument a fourni des images et des mesures, surtout au niveau de la polarisation de la lumière émise par le disque d’accrétion autour du trou noir supermassif (une observation dont Futura avait déjà rendu compte dans le précédent article ci-dessous) qui sont en droite ligne avec les prédictions du processus de Blandford-Znajek, plus précisément de l’un des deux principaux scénarios d’accrétion étudiés à l’ordinateur depuis un moment. De façon étonnante, ce n’est pas celui qui apparaissait le plus crédible qui est aujourd’hui testé et favorisé par les données de l’EHT.
Voyons de quoi il en retourne. Lorsque de la matière forme un disque d’accrétion, elle tombe en spirale vers le corps attracteur, tournant d’autant plus vite qu’elle s’en approche. Elle est initialement sous forme d’un gaz, or ce gaz est visqueux ce qui veut dire qu’en raison des différences de vitesse entre deux anneaux concentriques de matière dans le disque il va y avoir des forces de frottement qui vont chauffer le gaz.
Le disque de matière autour d’un trou noir va donc s’ioniser, des courants électriques et des champs magnétiques vont naître dans le plasma formé. Il existe toute une théorie de ces phénomènes en espace-temps courbe. Blandford et Znajek l’ont utilisée pour décrire ce qui se passait en raison des propriétés de la métrique de l’espace-temps de Kerr, comme disent les spécialistes dans leur jargon.
Autour de l’horizon sphérique du trou noir existe alors une zone en forme d’ellipsoïde de rotation appelée l’ergosphère. Un corps en chute libre radialement sera contraint d’avoir une composante de rotation supplémentaire en pénétrant dans cette région. C’est aussi vrai pour les lignes de champs magnétiques générées par le disque, de sorte que tout se passe au final comme si on avait un aimant en rotation et l’équivalent d’une dynamo produisant des différences de potentiel.
Deux conséquences essentielles en découlent. Tout d’abord ces différences vont accélérer des particules chargées presque à la vitesse de la lumière et enfin la rotation du trou noir va tordre les lignes de champs magnétiques et certaines vont former une sorte de tube torsadé suivant l’axe de rotation du trou noir et le long duquel les particules chargées vont s’élever. Clairement, il s’agit des jets des trous noirs supermassifs, ces particules se mettant alors à rayonner intensément, ce qui va produire des paires de particules-antiparticules elles-mêmes accélérées et ainsi de suite.
UNE VUE D’ARTISTE D’UN TROU NOIR SUPERMASSIF EN ROTATION ENTOURÉ D’UN DISQUE DE MATIÈRE. ON VOIT AUSSI UN JET DE PARTICULES S’ÉLEVANT DU TROU NOIR. © NASA
Une accrétion « folle » ou « saine » ?
Comment connecter ces explications avec les images de M87* fournies par l’EHT ? Il se trouve que les champs magnétiques peuvent influer sur la polarisation de la lumière émise (des explications détaillées sur la polarisation de la lumière ont été données dans le précédent article ci-dessous) de sorte qu’en mesurant la polarisation des ondes radio générées par le trou noir supermassif et son disque d’accrétion – ce que peut justement faire l’EHT -, on peut former une image montrant la structure magnétique du disque.
Celle obtenue montre des bandes régulières découlant d’une forte polarisation s’enroulant en spirale impliquant des lignes de champs magnétiques et un écoulement du plasma ordonné, exactement selon l’un des schémas autorisés par le processus de Blandford-Znajek et qui génère des jets de particules.
Un autre de ces scénarios, celui attendu, aurait eu la signature d’un écoulement nettement plus turbulent et chaotique. Les champs magnétiques y sont faibles et c’est l’accrétion de matière qui contrôle la production des jets, accrétion qui s’accompagne d’une forte turbulence du plasma. Pour les astrophysiciens numériciens qui étudiaient ce modèle, il porte le nom de Sane, un jeu de mots avec l’acronyme en anglais de stable and normal evolution.
D’autres chercheurs favorisaient le modèle magnetically arrested disk, MAD, où les champs magnétiques sont intenses et contrôlent le processus de Blandford-Znajek et réduisent fortement les manifestations de la turbulence et du chaos (sane est utilisé pour décrire une personne saine d’esprit en anglais, au contraire de mad).
Les modélisations sur ordinateurs qui avaient commencé au cours des années 1980 et qui depuis les années 2000 voyaient l’affrontement des scénarios Sane et MAD sont donc finalement entrées en contact avec l’expérience qui semble avoir tranché en faveur de MAD.
Les champs magnétiques entourant le trou noir M87* révélés en image par l’EHT
Après avoir livré en 2019 la toute première image d’un trou noir, la collaboration de l’Event Horizon Telescope (EHT) en révèle une nouvelle en lumière polarisée. C’est la toute première constituant une signature des champs magnétiques à si grande proximité d’un trou noir supermassif, en l’occurrence M87*. Voilà de quoi mieux comprendre la physique des quasars.
Il y a presque deux ans, le 10 avril 2019, les membres de la collaboration EHT rendaient publique la toute première image d’un trou noir, révélant l’existence d’une structure annulaire brillante en périphérie d’une région centrale sombre que tout indiquait être l’ombre de l’horizon des événements d’un trou noir supermassif. Cet astre, au moins incontestablement compact, se trouve au cœur de la grande galaxie elliptique M87 à laquelle les radiotélescopes ont associé une source radio désignant désormais le trou noir : M87*. Futura a consacré plusieurs articles à cette découverte, dont le précédent ci-dessous. Elle venait confirmer les travaux de pionnier de Jean-Pierre Luminet et ses collègues sur l’aspect visible des trous noirs, lorsqu’ils sont entourés d’un disque d’accrétion.
Les images de l’EHT font de M87* un laboratoire naturel pour tester de la nouvelle physique en complément de l’étude des ondes gravitationnelles. On peut espérer qu’elles vont aider à percer certains des mystères de l’écume de l’espace-temps, pour reprendre le titre du récent ouvrage que Jean-Pierre Luminet a consacré à ce sujet.
La collaboration EHT rassemble plus de 300 chercheurs issus de tous les continents. Certains d’entre eux sont mentionnés dans le tout dernier communiqué de l’ESO, qu’accompagnent trois articles distincts au sein de The Astrophysical Journal Letters.
Ils expliquent une nouvelle découverte que les analyses des données collectées avant 2019 par un ensemble d’instruments répartis sur toute la planète, et fonctionnant comme un radiotélescope géant d’une taille comparable à celle de la Terre, ont permise.
Virtuel, cet œil de la noosphère est tout de même doté en conséquence du pouvoir de résolution angulaire le plus élevé à ce jour en astronomie, ce qui lui permet de révéler des détails inédits d’un astre pourtant situé à environ 55 millions d’années-lumière de la Voie lactée.
Pour s’en faire une idée, il suffit de savoir que s’il s’agissait d’un télescope opérant dans le visible, l’EHT permettrait de mesurer la taille d’une carte de crédit à la surface de la Lune. Il est constitué de huit radiotélescopes parmi lesquels figurent l’Atacama Large Millimeter/submillimeter Array (Alma) et l’Atacama Pathfinder Experiment (Apex), opérant tous deux sous le contrôle de
La lumière polarisée, une clé de l’astrophysique
Comment résumer en quelques lignes la découverte de l’EHT aujourd’hui annoncée ? Probablement avec les commentaires dans le communiqué de l’ESO de Monika Mościbrodzka, coordinatrice du Groupe de travail sur la polarimétrie de l’EHT et Professeure adjointe à l’Université Radboud aux Pays-Bas : « Nous sommes en train d’acquérir l’indispensable élément de compréhension du comportement des champs magnétiques autour des trous noirs, et de l’impact, sur cette région extrêmement compacte, de toute cette activité sur la génération de puissants jets qui s’étendent bien au-delà de la galaxie. »
Qu’est-ce à dire ? Pour le comprendre, il faut savoir qu’une onde lumineuse peut se décrire comme un champ électrique qui est sous la forme d’une flèche perpendiculaire à la direction de propagation du rayon lumineux associé à cette onde et qui peut osciller comme un poids au bout d’un ressort. On parle alors de polarisation linéaire de la lumière quand la direction de la flèche reste selon une même droite le long de la propagation de l’onde. Une lumière non polarisée serait décrite par une flèche dont la direction, bien que toujours perpendiculaire au rayon lumineux, varie chaotiquement. Lorsque la flèche oscille tout en tournant régulièrement avec son extrémité sur un cercle, on parle de polarisation circulaire.
La lumière émise par un corps chauffé, comme le Soleil, n’est pas polarisée. Mais, en présence d’un champ magnétique ou plus généralement en interagissant avec certains matériaux, par exemple en se réfléchissant sur du verre ou en traversant une roche tel le spath d’Islande, elle le devient. Du coup, mesurer la polarisation d’une onde lumineuse peut apporter de précieux renseignements sur l’état du champ magnétique d’un astre, comme justement le Soleil, ou la structure et les propriétés de la matière traversée.
Les trous noirs, des moteurs et générateurs magnétiques
Dans le cas d’un trou noir comme M87*, nous savons qu’il possède un disque d’accrétion ainsi que des jets de particules dont l’un est même repérable dans le visible, s’étendant sur plus de 5.000 années-lumière. M87* est donc à l’origine de ce que l’on appelle un noyau actif de galaxie dont les exemples les plus spectaculaires sont les quasars. Ces objets libèrent des quantités d’énergie lumineuse fabuleuses dont ne peuvent rendre compte de simples réactions thermonucléaires, comme dans le cas des étoiles.
On peut rendre expliquer ces émissions d’énergie colossales et l’existence de jets de particules accélérées à une fraction notable de la vitesse de la lumière en utilisant des modèles fortement inspirés de celui proposé en 1977 par les astrophysiciens Roger Blandford et Roman Znajek.
Pour cela, il faut considérer un trou noir en rotation, donc décrit par la fameuse métrique de Kerr, entouré d’un disque d’accrétion chauffé par des forces de frottements visqueux au point que la matière y devient ionisée. Il apparaît alors des courants électriques et des champs magnétiques dont la description relève des équations de la magnétohydrodynamique relativiste en espace-temps courbe. Avec un trou noir de Kerr, l’énergie d’accrétion et l’énergie de rotation du trou noir se combinent pour que l’ensemble disque d’accrétion et trou noir se comporte comme une sorte de générateur et d’accélérateur de particules électromagnétiques.
Tout n’est cependant pas parfaitement compris dans ces processus complexes. Mais un excellent moyen de progresser dans l’élucidation des énigmes qu’ils posent (et qui nous empêchent de bien comprendre comment les trous noirs supermassifs croissent à partir des courants froids de matière et influent à leur tour l’évolution des galaxies en libérant de l’énergie et en émettant de puissants jets de particules) est justement de cartographier les lignes de champ magnétique dans le disque d’accrétion et aux abords de son horizon des événements. C’est précisément ce que permet la mesure de la polarisation de la lumière émise par M87*.
C’est d’ailleurs ce qu’explique Iván Martí-Vidal, également coordinateur du Groupe de travail sur la polarimétrie de l’EHT et chercheur émérite du GenT à l’Université de Valence en Espagne, dans le communiqué de l’ESO : « ces travaux constituent une réelle avancée : la polarisation de la lumière est porteuse d’informations nous permettant de mieux comprendre les processus physiques à l’œuvre derrière l’image acquise en avril 2019, ce qui était impossible auparavant », et que confirme son collègue Andrew Chael, membre de la collaboration EHT, membre du Nasa Hubble au Centre Princeton dédié à la Science théorique et de la Princeton Gravity Initiative aux États-Unis : « les images polarisées nouvellement publiées sont essentielles pour comprendre la façon dont le champ magnétique aide le trou noir à se « nourrir » de la matière environnante et à émettre de puissants jets ».
Parmi les conclusions déjà atteintes : « les observations suggèrent que les champs magnétiques présents sur le pourtour du trou noir sont suffisamment puissants pour repousser le gaz de température élevée et l’aider à résister à l’attraction gravitationnelle du trou noir. Seul le gaz qui traverse le champ peut tourbillonner vers l’intérieur, jusqu’à l’horizon des événements », précise Jason Dexter, Professeur adjoint à l’Université Boulder du Colorado, États-Unis, et coordinateur du Groupe de travail sur la Théorie à l’EHT.
Einstein a souligné vigoureusement, à raison et à plusieurs reprises, que la science reposait sur une libre création de concepts et de théories et qu’il n’y avait pas de chemin déductif logique, une méthode, menant des données de l’expérience à la création d’une théorie scientifique, contrairement à ce qu’affirment certaines conceptions positivistes relevant de l’empirisme logique. En ce sens, et l’histoire des sciences le vérifie amplement, de Kepler à Schrödinger, en passant par Newton et Einstein, toutes les sources d’inspiration peuvent être bonnes à prendre et il n’est pas rare que des archétypes profonds soient à la source des plus grandes avancées scientifiques et rationnelles, lesquelles vont à leur tour résonner avec ces archétypes comme un Wolfgang Pauli le savait bien.
Mais Einstein aurait sans aucun doute été d’accord aussi avec les déclarations de Richard Feynman décrivant sa conception et sa pratique de la physique théorique : « Le jeu auquel je joue est très intéressant. C’est de l’imagination dans une camisole de force qui est la suivante : elle doit s’accorder avec les lois connues de la physique (…) Cela demande de l’imagination pour penser à ce qui est possible, puis il faut une analyse en arrière pour voir si cela convient, si c’est autorisé selon ce qui est connu, d’accord ? » Il y a en effet une logique de la découverte scientifique reposant sur des méthodes qui peuvent certes être révisées et soumises à la discussion rationnelle critique, comme l’avait bien compris Karl Popper, mais dont on ne peut faire l’impasse.
L’Event Horizon Telescope, un outil pour tester la théorie des trous noirs
La théorie de la relativité générale, avec ses modèles cosmologiques et sa théorie des trous noirs, est sans aucun doute un bon exemple de ces considérations qui touchent aussi bien à l’épistémologie qu’à la philosophie grecque et aux arts, tant il est vrai que les concepts d’un espace-temps plastique et de trou noir fascinent l’esprit humain. Ces derniers ont nécessité pour être explorés, et surtout testés, tout l’arsenal de la technologie et des méthodes de traitements des donnée de la science moderne, du laser au Deep learning.
On se souvient que des arguments de poids ont été apportés à l’existence des trous noirs et à l’exactitude de la théorie les décrivant avec les observations de la collaboration Event Horizon Telescope (EHT) qui a révélé en 2019 la première image de ce qui semble bien être un trou noir supermassif dans la galaxie M87. Cette image, qui montre en quelque sorte l’ombre de l’horizon des événements du trou noir M87* par contraste avec son disque d’accrétion et ce que l’on appelle sa sphère de photon, a été obtenue au cours des dernières années en combinant des observations faites par des radiotélescopes de par le monde. C’est la fameuse technique de synthèse d’ouverture par interférométrie qui permet de créer un radiotélescope virtuel de la taille de la Terre ou presque à partir de radiotélescopes beaucoup plus petits répartis sur les continents.
L’observation s’est montrée tout à fait conforme aux simulations numérique de pionnier qu’avait fait Jean-Pierre Luminet à la fin des années 1970 pour montrer ce à quoi les observateurs pouvaient s’attendre à voir en cherchant à visualiser un trou noir et son environnement avec un disque d’accrétion.
Les vacillations du disque d’accrétion d’un trou noir sous la caméra de l’EHT
Via un article publié dans The Astrophysical Journal, les membres de l’EHT font savoir aujourd’hui qu’ils sont allés un cran plus loin en obtenant plusieurs images étalées sur quelques années et qui permettent de faire un début de film de l’activité d’un trou noir avec son plasma turbulent.
Le contenu de cet article est commenté en ces termes dans un communiqué de la collaboration EHT par son principal rédacteur, Maciek Wielgus, astronome au Centre d’astrophysique Harvard & Smithsonian et auteur principal de l’article : « L’année dernière, nous avons vu une image de l’ombre d’un trou noir, consistant en un croissant lumineux formé par un plasma chaud tourbillonnant autour de M87 *, et une partie centrale sombre, où nous nous attendons à ce que l’horizon des événements du trou noir soit.
Mais ces résultats étaient basés uniquement sur des observations effectuées tout au long d’une fenêtre d’une semaine en avril 2017, ce qui est bien trop court pour voir beaucoup de changements. Sur la base des résultats de l’année dernière, nous avons posé les questions suivantes : cette morphologie en forme de croissant est-elle cohérente avec les données d’archives ? Les données d’archives indiqueraient-elles une taille et une orientation similaires du croissant ? »
En effet, de 2009 à 2013, M87 * a été observé par des prototypes de l’EHT avec des radiotélescopes situés sur trois sites géographiques en 2009-2012 et quatre sites en 2013. En 2017, l’EHT a finalement utilisé des instruments situés sur cinq sites géographiques distincts à travers le monde.
« Avec l’incroyable résolution angulaire de l’EHT, nous aurions pu observer une partie de billard se jouer sur la Lune sans perdre de vue le score ! » rappelle Maciek Wielgu. Lui et ses collègues ont bénéficié de l’expérience acquise pour développer des outils permettant d’extraire des informations des observations datant d’avant 2017.
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