De plus en plus, les réseaux comme le Siècle, où se rencontrent dirigeants politiques et économiques, sont boudés par une nouvelle frange de P-DG.
Quels rapports entretiennent les patrons et la politique en France ? La question semble avoir été largement explorée tant l’intérêt des entreprises à construire des stratégies politiques pour obtenir une législation favorable a été établi depuis les travaux des professeurs Amy J. Hillman et Michael A. Hitt, aux Etats-Unis.
Le dirigeant de grande entreprise dispose d’une connaissance des processus économiques, ce qui le rend légitime auprès des décideurs politiques, qui recueillent et suivent son avis. Les Présidents de la République ont ainsi eu différents « visiteurs du soir ». Outre cette expertise, les grands patrons disposent aussi d’un savoir-faire relationnel qui leur permet d’être écoutés.
Cependant, nulle recherche ne s’est penchée sur les réseaux concrets des dirigeants de grandes entreprises dans un contexte mondialisé. C’est ce point que nous avons voulu approfondir. Notre étude montre la force des liens qui unissent les dirigeants d’entreprise au personnel politique. Mais surtout, cette analyse des liens met en évidence trois groupes de dirigeants, dont le troisième est le plus nouveau et certainement le plus intéressant.
Deux échantillons de dirigeants
Pour établir la force des liens, au sens du sociologue américain Mark Granovetter, entre dirigeants économiques et politiques, nous avons constitué deux échantillons. Le premier est composé des 46 premiers dirigeants français des entreprises du CAC 40 (Président, P-DG, DG). Pour des raisons méthodologiques, nous n’avons pas pris en compte les cinq dirigeants du CAC 40 non français : Thomas Enders (Airbus), Lakshmi Mittal (Arcelor-Mittal), Alex Mandl (Gemalto), Nicolas Boël (Solvay) et Robert Ter Haar (Unibail).
Nous avons étudié leur présence dans cinq lieux de réseaux relationnels : appartenance à un Grand Corps de l’Etat (X-Mines Corps des mines, X-armement, X-Pont, X-Télecom, Inspection générale des finances), participation par le passé à des cabinets ministériels, appartenance au Siècle (principal club d’influence français, fondé en 1944, qui regroupe autour d’un dîner mensuel les principaux dirigeants politiques, économiques, culturels et médiatiques en France), participation au forum de Davos, appartenance au groupe de Bilderberg (rassemblement annuel et informel d’environ 130 dirigeants des affaires et de la politique et des médias).
Le second échantillon de 21 personnes est composé des principaux décideurs politiques ayant à voir au plus haut niveau avec l’économie et les entreprises. Nous transformons l’item « participation à un cabinet ministériel » qui met en évidence le lien politique -> entreprise par « travail dans une entreprise privée » qui révèle les parcours entreprises -> politique (lire aussi la chronique : « Un dirigeant, ça réseaute énormément« ).
Nous constatons que les dirigeants de grandes entreprises et décideurs politiques disposent de multiples lieux de réseaux relationnels pour nouer des liens.
CorpsCab/ESiècleDavosBilderbergEntreprise36,9528,2665,2130,4315,21Politique38,0928,5742,8519,0423,80
Lecture : 36,95% de notre échantillon de dirigeants d’entreprise appartiennent à un grand corps de l’Etat
De ce tableau, nous pouvons tirer de nombreux enseignements. C’est ainsi de l’importance stratégique du Siècle. La part des anciens de Grands Corps – non négligeable – est relativement équivalente dans les deux échantillons. Les passages des dirigeants de grandes entreprises dans les cabinets ministériels et des décideurs politiques en entreprises sont également de nombre équivalents. Ce tableau met en évidence les liens entre politiques et dirigeants d’entreprise ainsi que les principaux lieux de réseaux relationnels.
Nous avons établi un deuxième tableau qui montre le nombre de réseaux entretenus par les dirigeants d’entreprise et politiques.
Nb réseaux012345Entreprise21,7428,2615,2228,266,520Politique28,5719,0438,09014,280
Ce tableau, avec les noms des dirigeants associés, nous permet de construire trois groupes :
- Les propriétaires.Ces dirigeants d’entreprise, propriétaires et/ou fondateurs ou fils de fondateurs, sont au nombre de 8 dans notre échantillon, soit 17,39 %. Ils participent peu aux réseaux : 2 d’entre eux n’appartiennent à aucun réseau, 6 à un seul réseau, le Siècle le plus souvent.
Cependant, ces propriétaires entretiennent des liens étroits avec des dirigeants politiques soit par des liens familiaux (Elisabeth Badinter, présidente de Publicis et fille du fondateur, ne participe à aucun réseau mais son mari, Robert Badinter, est ancien ministre et ancien Président du Conseil constitutionnel. Martin Bouygues ne participe qu’à un seul réseau mais son père, fondateur du groupe, a été membre de cabinet ministériel), soit par l’intermédiaire de collaborateurs de confiance (Danièle Ricard, Présidente de Pernod-Ricard, épouse du fondateur, ne participe à aucun réseau. Mais le Directeur général du groupe est membre d’un Grand Corps (X-Mines), ancien membre de cabinet ministériel et membre du Siècle. Bernard Arnault, PDG et fondateur de LVMH, ne participe qu’à un seul réseau mais le Directeur général du groupe est membre d’un Grand Corps (Cour des comptes), ancien directeur de cabinet d’un Premier ministre et membre du groupe de Bilderberg).
- Les « managers ». Ces dirigeants ont accédé à leur poste par la voie du diplôme et de l’appartenance à un Grand Corps de l’Etat. Modèles de la « Noblesse d’Etat » (Pierre Bourdieu, « La Noblesse d’Etat, Grandes écoles et esprit de corps», éditions de Minuit), ils en tirent toutes les conséquences en multipliant les liens avec les dirigeants politiques. Ainsi, ils constituent en totalité le groupe « 4 réseaux », le plus « réseauteur ». Ce groupe semble très lié dans son ascension professionnelle à la décision politique. Il est donc logiquement fortement présent dans les lieux où la rencontre avec les politiques nationaux ou européens est facilitée.
- Les « sans réseaux ». C’est certainement ici que réside la nouveauté de notre étude. Ce groupe émergent est constitué de dirigeants qui participent pas ou peu aux réseaux où se rencontrent dirigeants économiques et politiques. Ils figurent dans le groupe « zéro réseau » ou « un réseau ».
Ces dirigeants, dont le modèle est certainement Jean-Pascal Tricoire, Président du directoire de Schneider Electric, qui a déménagé son siège social de France à Hong Kong, sont jeunes, non propriétaires de leur entreprise, diplômés d’écoles moins prestigieuses que l’ENA ou Polytechnique. Ils ont fait de brillantes carrières dans la même entreprise. Laquelle est totalement ouverte au monde. Ils semblent avoir moins besoin de liens avec le politique de niveau national. Aussi, dans leur emploi du temps, le réseau passe au second plan. Ce travail est délégué à des entreprises de lobbying.
Ce troisième groupe montre la modernité du capitalisme français qui se débarrasse de ces vieux oripeaux pour foncer vers l’avenir où les réseaux se construisent avec de nouveaux pouvoirs transnationaux (ONG, Think tanks, universités de rang mondial, etc).
Par Pascal Junghans
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