Etre vulnérable implique d’avoir le courage d’être soi-même. Cela signifie remplacer « distance et froideur professionnelles » par des incertitudes, des risques et une exposition émotionnelle.
Un matin à Bangalore, en Inde du Sud, Archana Patchirajan, créatrice d’une start-up technologique, avait convoqué l’ensemble de ses salariés pour une réunion. Quand ils furent tous assis, elle leur annonça qu’elle devait les licencier parce que la start-up était à court de fonds. Elle ne pouvait plus les payer. Etonnamment, son personnel, composé d’ingénieurs de haut vol qui auraient pu travailler n’importe où dans la Silicon Valley indienne en plein essor, refusa de partir. Ils déclarèrent qu’ils préféraient toucher seulement 50% de leur salaire plutôt que de la quitter. Ils restèrent et travaillèrent avec une telle énergie que, quelques années plus tard, la société d’Archana – Hubbl, qui propose des solutions publicitaires sur Internet – se vendit 14 millions de dollars. Archana continue de s’occuper de start-up depuis les Etats-Unis, et son personnel, bien que situé à des milliers de kilomètres, continue de travailler pour elle.
Dévouement des employés
Comment expliquer l’attachement et le dévouement de l’équipe d’Archana à son égard ? Son histoire est d’autant plus extraordinaire si l’on considère ce fait alarmant : 70% des employés ne sont pas « engagés », ou sont « activement désengagés », au travail. En conséquence de quoi, ils sont « moins connectés émotionnellement » et aussi « moins susceptibles d’être productifs ». Qu’est-ce qui, dans le cas d’Archana, a non seulement empêché ce phénomène chez son personnel, mais l’a bel et bien inversé ?
Lorsque j’ai demandé à l’un des plus anciens employés d’Archana ce qui le poussait, ainsi que le reste de l’équipe, à rester avec elle, voici certaines des choses dont il me fit part : « Nous fonctionnons tous comme une famille, parce qu’elle nous traite comme telle » ; « Elle connaît tout le monde au bureau et entretient des relations personnelles avec chacun d’entre nous » ; « Elle ne se fâche pas quand nous commettons des erreurs, mais nous donne le temps d’apprendre à analyser et à régler la situation. »
Si vous lisez attentivement ces témoignages, ils suggèrent que les relations d’Archana avec ses employés sont plus profondes que ne le sont les rapports employeur-employé habituels. Tout simplement, elle est vulnérable et authentique avec eux. Elle a honnêtement exprimé ses doutes lorsque l’entreprise était en péril, elle n’adhère pas à une hiérarchie stricte, mais elle les traite comme les membres d’une famille et entretient une relation personnelle avec chacun d’eux.
Éloge de la vulnérabilité
Cela vous semble mièvre, déconcertant ou contre-intuitif ? Voici pourquoi il n’en est rien :
Brené Brown, une spécialiste des liens sociaux, a mené des milliers d’entretiens pour découvrir ce qui est à l’origine de ces liens. Une analyse approfondie des données a révélé ce que c’était : la vulnérabilité. Vulnérabilité ne veut pas dire, dans ce cas, être faible ou soumis. Au contraire, cela implique le courage d’être soi-même. Cela signifie remplacer « distance et froideur professionnelles » par des incertitudes, des risques et une exposition émotionnelle. Les occasions de vulnérabilité se présentent à nous chaque jour au travail. Les exemples de vulnérabilité que donne Brené Brown incluent notamment le fait d’appeler un employé ou un collègue dont l’enfant ne va pas bien, de tendre la main à une personne qui vient d’avoir un décès dans sa famille, de demander de l’aide à quelqu’un, d’assumer la responsabilité de quelque chose qui n’a pas marché au travail ou de se rendre au chevet d’un collègue ou d’un employé atteint d’une maladie en phase terminale.
Plus important encore, Brené Brown décrit la vulnérabilité et l’authenticité comme étant à la base des rapports humains. Et les rapports humains font souvent cruellement défaut sur les lieux de travail. Johann Berlin, P-DG de l’institut Transformational Leadership for Excellence, raconte une expérience qu’il a vécue alors qu’il animait un atelier dans une entreprise du classement Fortune 100. Les participants étaient tous des cadres supérieurs. Après un exercice au cours duquel des tandems de participants partageaient un événement de leur vie, l’un des top managers s’approcha de Johann. Visiblement ému par l’expérience, il déclara : « Cela fait plus de vingt-cinq ans que je travaille avec mon collègue et je n’ai jamais rien su des périodes difficiles de sa vie. » Durant un court moment de lien authentique, la compréhension de ce manager et ses rapports avec son collaborateur s’étaient renforcés dans des proportions jamais atteintes durant des décennies de travail ensemble.
Nouvelle image de soi
Pourquoi les rapports humains font-ils défaut au travail ? En tant que dirigeants et employés, on nous apprend souvent à garder une distance et à projeter une certaine image de nous. Une image de confiance, de compétence et d’autorité. Nous pouvons révéler notre vulnérabilité à un conjoint ou à un ami proche, le soir, derrière des portes closes, mais jamais nous ne la montrerions ailleurs pendant la journée, encore moins au travail. Cependant, les données suggèrent que nous devrions peut-être réexaminer l’idée de projeter une image. La recherche montre que l’observateur perçoit inconsciemment le manque d’authenticité. Rien qu’en regardant quelqu’un, nous téléchargeons de grandes quantités d’informations. « Nous sommes programmés pour observer les états des uns et des autres afin de pouvoir interagir de manière plus appropriée, de sympathiser ou d’affirmer nos limites, en fonction de ce que requiert la situation », explique Paula Niedenthal, professeure de psychologie à l’université du Wisconsin à Madison. Nous sommes conçus de façon à lire les expressions de chacun de manière très subtile. Ce processus s’appelle la « résonance », et il est tellement automatique et rapide qu’il se produit souvent au-dessous de notre niveau de conscience.
Telle une caisse de résonance hypersensible, certaines parties de notre cerveau répercutent intérieurement ce que les autres font et ressentent. Rien qu’en les regardant, vous les découvrez. Vous entrez en résonance interne avec eux. Vous avez déjà vu quelqu’un trébucher et avez eu momentanément mal pour lui ? L’observer active la « matrice de la douleur » dans votre cerveau, comme le montre la recherche. Avez-vous déjà été touché à la vue d’une personne aidant quelqu’un d’autre ? Vous l’avez vécu par procuration et en avez ressenti une élévation spirituelle. Le sourire de quelqu’un active les muscles du sourire sur notre visage, tandis que le froncement des sourcils active nos muscles du froncement des sourcils, selon une étude réalisée par Ulf Dimberg à l’université d’Uppsala, en Suède. Nous enregistrons intérieurement ce que ressent une autre personne. En conséquence, si un sourire est faux, nous avons plus de chances de nous sentir mal à l’aise que de nous sentir à l’aise.
Résonance mutuelle
Nous avons beau essayer d’avoir l’air parfaits, forts ou intelligents pour être respectés par les autres, faire semblant a souvent l’effet inverse de celui escompté. Les travaux de Paula Niedenthal montrent que nous sommes trop profondément en résonance les uns avec les autres pour ignorer l’inauthenticité. Songez à quel point vous vous sentez mal à l’aise avec quelqu’un que vous percevez comme « prenant de grands airs » ou « se donnant en spectacle ». Nous avons tendance à voir clairement son jeu et à nous sentir moins connectés. Ou pensez à la façon dont vous réagissez quand vous savez que quelqu’un est contrarié, mais qu’il essaie de le cacher. « Qu’est-ce qui ne va pas ? », demandez-vous, pour vous entendre répondre : « Rien ! » Cette réponse est rarement satisfaisante, car nous sentons qu’elle n’est pas vraie.
Notre cerveau est fait pour déchiffrer des signaux si subtils que, même lorsque nous ne les enregistrons pas consciemment, notre corps réagit. Par exemple, quand quelqu’un est en colère mais garde ses sentiments pour lui, il est possible que nous ne nous rendions pas compte qu’il est fâché (il n’en a pas l’air), mais notre tension artérielle augmente néanmoins, selon une étude réalisée par James Gross à l’université Stanford.
Pourquoi nous sentons-nous plus à l’aise avec une personne authentique et vulnérable ? Parce que nous sommes particulièrement sensibles aux signes de fiabilité de nos dirigeants. Le « leadership de service », par exemple, qui se caractérise par une authenticité et un leadership fondé sur des valeurs, engendre un comportement plus positif et plus constructif chez les employés et un renforcement des sentiments d’espoir et de confiance à l’égard du dirigeant comme de l’entreprise. De plus, la confiance en un dirigeant améliore les performances des employés. On peut même le voir au niveau du cerveau. Les employés qui se souviennent d’un patron ayant été en résonance avec eux montrent une activation accrue dans certaines parties du cerveau en relation avec les émotions positives et les relations sociales. L’inverse est vrai quand ils songent à un patron qui n’était pas en résonance.
Bienfaits du pardon
Le pardon est un exemple d’authenticité et de vulnérabilité. Le pardon ne signifie pas une tolérance à l’erreur, mais plutôt une patiente incitation au progrès. Le pardon, c’est ce que l’employé d’Archana Patchirajan décrit ainsi : « Elle ne s’énerve pas quand nous commettons des erreurs, mais nous laisse le temps d’apprendre à analyser et à corriger la situation. » Le pardon n’est pas seulement un de ces mots doux à entendre, il a aussi des résultats tangibles, comme le souligne Kim Cameron, chercheur à l’université du Michigan : une culture du pardon dans les entreprises peut entraîner une augmentation de la productivité des employés ainsi qu’une diminution des départs volontaires. Encore une fois, l’impact d’une culture qui pardonne engendre la confiance. Ainsi, une entreprise devient-elle plus résiliente en période de stress organisationnel ou de réduction des effectifs.
Bénéfices de l’authenticité
Pourquoi redoutons-nous la vulnérabilité ou la trouvons-nous inappropriée sur un lieu de travail ? D’abord, nous craignons que, si quelqu’un apprend qui nous sommes vraiment ou découvre un point faible ou vulnérable, il se serve de nous. Cependant, comme je l’ai écrit dans l’article « Pour en finir avec le mythe du manager intraitable », la gentillesse ouvre plus de portes que le vieux paradigme « couler ou nager ».
Voici ce qui peut se produire si vous adoptez une position authentique et vulnérable : votre équipe vous considérera comme un être humain ; elle se sentira peut-être plus proche de vous ; elle sera peut-être incitée à partager des avis. Et – si vous êtes attaché à la hiérarchie – vous vous apercevrez peut-être que votre équipe commence à se sentir plus horizontale. Bien que ce genre de changements puisse sembler gênant, vous constaterez peut-être que, comme ce fut le cas pour Archana, le jeu en vaut la chandelle.
Une relation plus étroite avec les employés peut vous apporter des avantages supplémentaires. Une étude réalisée à Stanford montre que les P-DG veulent davantage d’avis et de conseils, mais que les deux tiers d’entre eux n’en obtiennent pas. Cet isolement peut fausser les perspectives et mener à des choix de leadership potentiellement préjudiciables. Quoi de mieux que de recevoir des conseils de la part de ses propres employés, qui connaissent très bien les produits, les clients et les problèmes pouvant exister au sein de l’entreprise ?
Plutôt que d’avoir l’impression d’être un rouage parmi d’autres dans le système, votre équipe se sentira respectée et honorée qu’on tienne compte de son opinion et deviendra par conséquent plus loyale. La recherche montre que les contacts personnels et le plaisir que les employés tirent de leur travail favorisent une plus grande loyauté que ne le fait le montant de leur salaire.
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