« Les Chinois utilisent deux caractères pour écrire le mot crise. L’un représente le danger et l’autre, l’opportunité. Soyez conscient du danger qu’il y a dans une crise, mais entrevoyez aussi l’opportunité », avait énoncé en son temps le regretté 35e président des États-Unis, John Kennedy. Dans le contexte actuel, cette citation résonne comme l’un des défis posés dans l’Histoire du développement des nations entre crises et opportunités. Le cas de l’Afrique est éloquent. Voilà pourquoi.
L’Afrique, forte importatrice de denrées alimentaires
Penchons-nous sur la facture des importations de denrées alimentaires de l’Afrique subsaharienne. Elle a triplé ces dernières décennies pour s’établir aujourd’hui à environ 35 milliards de dollars, selon la Banque mondiale. La région importe un tiers de ses besoins en riz, principalement de la Thaïlande, du Vietnam, du Pakistan et de l’Inde, soit 40 % du total des exportations mondiales si l’on en croit l’Usaid, l’agence des États-Unis pour le développement international. Des progrès ont été réalisés vers l’autosuffisance, notamment depuis la crise du riz de 2008, même si, en 2017, le ministère américain de l’Agriculture avait prévu que l’Afrique subsaharienne serait bientôt le premier importateur mondial de riz au regard du fait que le Nigeria, la Côte d’Ivoire et Madagascar agrégeaient environ 40 % de la consommation totale de riz du continent.
Parallèlement, selon la Banque mondiale, six pays africains (Égypte, Sierra Leone, Rwanda, Ghana, Guinée, Malawi) figurent au top 10 des pays à plus forte inflation de prix des denrées alimentaires en glissement annuel. Cinq d’entre eux sont au sud du Sahara. Résultat : du Caire à Johannesburg, d’Abidjan à Addis-Abeba, la rue africaine gronde contre le renchérissement du coût de la vie. Entre la perturbation des offres ukrainienne et russe de céréales, les catastrophes naturelles qui ont touché le Pakistan et les politiques d’interdiction d’exportation du riz de l’Inde, entre autres, les chocs sont multiples pour l’Afrique. Celle-ci pourrait pourtant s’inspirer de l’exemple américain lors de la première crise du pétrole en 1973.
S’inspirer de l’exemple des États-Unis face à la crise du pétrole en 1973
Rappelons-nous : le 19 octobre 1973, les pays arabes producteurs de pétrole regroupés au sein de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) décident un embargo sur leurs exportations de pétrole aux États-Unis pour le punir de son soutien à Israël dans la guerre du Yom Kippour. Objectif atteint au moins jusqu’à la levée de l’embargo en mars 1974, car les États-Unis ont enregistré une hausse de 36 % du prix de l’essence à la pompe en moins d’un an, une récession économique doublée d’une hausse de l’inflation et d’une baisse de la production manufacturière.
Au sortir de la crise, le gouvernement américain prend des décisions vigoureuses qui changent tout et dont le pays bénéficie jusquà présent. Pendant que l’économie s’auto-ajustait, les autorités ont passé plusieurs lois pour réduire la dépendance pétrolière des USA vis-à-vis des pays de l’Opep. Conséquence : la production domestique de pétrole s’est accrue et des « réserves stratégiques de pétrole » ont pu être établies faisant des États-Unis un exportateur net de pétrole. Aujourd’hui, ils n’importent plus que 11 % de son pétrole des pays de l’Opep, contre environ 70 % au moment de la crise de 1973, et 51 % lui sont fournis par le Canada. Par ailleurs, la vitesse sur les routes a été limitée à 55 km/h permettant de réduire la consommation de carburant et, face au pétrole cher, l’économie américaine a accéléré sa transition vers le secteur des services qui a enregistré un vrai boom.
Des opportunités à saisir au lendemain du Covid…
Aujourd’hui, on constate que la crise du Covid-19 et son lot de confinements ont fait émerger de nouvelles opportunités d’organisation dont le télétravail, de gestion des ressources humaines aussi avec des réductions drastiques de coûts pour les administrations et les compagnies privées. De quoi entraîner un changement radical. Ainsi, selon une étude récente publiée par le magazine Forbes, 12,7 % d’employés à plein temps aux États-Unis travaillent actuellement « de la maison ». Ils seront 32,6 millions d’ici à 2025, soit 22 % de la population active. Entre-temps, d’importants progrès ont été réalisés dans le domaine du travail virtuel et de l’intelligence artificielle.
Ce que les pays occidentaux ont réussi sur le plan technologique, l’Afrique peut-elle le réussir sur le plan agricole ? Tout le laisse penser au regard des abondantes terres fertiles dont elle dispose. Il convient cependant de s’inscrire dans une logique de révolution agricole avec l’objectif clair d’assurer l’autosuffisance et la sécurité alimentaires pour les populations. Autrement dit, c’est le moment pour l’Afrique de penser à « nourrir l’Afrique » et satisfaire l’une des cinq priorités stratégiques de la Banque africaine de développement. Pour atteindre cet objectif, des politiques publiques ingénieuses et de long terme sont à imaginer et à mettre en œuvre, individuellement comme collectivement.
Mettre en œuvre de nouvelles politiques de long terme
Devant la flambée des prix alimentaires et la grogne des populations, certains gouvernements ont pris des mesures de politique fiscale de court terme en baissant les taxes sur les produits de grande consommation. C’est à saluer, certes, mais leurs coûts budgétaires sont insoutenables à moyen et long terme, surtout pour des pays qui cherchent par ailleurs à accroître la mobilisation de leurs recettes intérieures. La production domestique de vivres est donc un impératif, et la solution la plus viable.
Pour Marcellin Alle Koffi, économiste et conseiller principal de l’Administrateur pour l’Afrique au FMI, l’Afrique pourrait s’inspirer de la stratégie mise en place par les États-Unis au moment de la crise du pétrole en 1973 pour faire des crises actuelles un tremplin pour changer la donne de la sécurité alimentaire. © DR
Au niveau national, il faut penser à des politiques et des programmes de production d’envergure des céréales comme le riz et le mil. De même que des cultures vivrières comme le manioc, dont il est prouvé que la farine est un bon produit de substitution ou de combinaison à celle du blé pour la fabrication d’un pain moins cher. Le manioc en plus se prête bien à une bonne stratégie d’agro-industrie selon tous les experts.
Au niveau continental, les décideurs doivent rendre opérationnel le programme de sécurité alimentaire de l’Union africaine et s’appuyer sur les organisations sous-régionales (Cedeao, EAC, SADC) pour lancer des projets communautaires de production de vivriers et constituer des réserves alimentaires pour prévenir des crises. S’ils sont bien pensés avec des stratégies modernes d’agro-industrie et d’outils numériques, ces projets peuvent créer des emplois modernes pour les jeunes au sein des pays, également offrir des opportunités de diversification économique et d’élargissement des paniers de produits exportés, surtout pour certains pays disposant d’importantes surfaces de terres arables comme la Côte d’Ivoire ou la République démocratique du Congo. Un bon fonctionnement de la nouvelle Zone de libre échange continentale Africaine (Zlécaf) pourrait aussi permettre d’absorber les surplus de production éventuels de pays et ainsi accroître le commerce intra-africain, sans oublier les exportations possibles hors du continent. Pour aller plus loin, il convient non seulement d’exploiter les potentialités mais aussi de s’appuyer sur des dispositions internationales.
Exploiter les potentialités et s’appuyer sur les dispositions internationales favorables
Pour cette révolution agricole, l’Afrique subsaharienne dispose en abondance de facteurs de production. Avec 60 % des terres arables et non cultivées du monde et 62,8 % de sa population âgée de moins de 25 ans – données FAO et Pnud 2015 –, l’Afrique peut compter sur des variétés de riz et de maïs à haut rendement mis au point respectivement par les instituts de recherche régionaux que sont l’Adrao (Association pour le développement de la riziculture en Afrique de l’Ouest) et l’IITA (International Institute of Tropical Agriculture), de quoi faciliter la production à grande échelle.
Pour ce faire, il convient de mobiliser un financement.
D’abord, au niveau domestique, en faisant de la réallocation budgétaire au profit de cette priorité de la sécurité alimentaire ;
Ensuite, au niveau sous-régional, en mutualisant les efforts ;
Enfin, au niveau des institutions internationales, en profitant des ressources concessionnelles qui y existent pour le financement de l’agriculture.
En effet, le FMI, depuis 2022, et la Banque mondiale, depuis la crise alimentaire de 2007-2008, disposent de facilités appropriées. Il s’agit respectivement de la « Fenêtre pour les chocs alimentaires » destinée aux pays faisant face soit à l’insécurité alimentaire, soit à une crise alimentaire, et du Programme mondial du G20 pour l’agriculture et la sécurité alimentaire. Ce dernier est doté d’un fonds de 2 milliards de dollars, dont 1,5 milliard sous forme de dons pour financer des programmes de sécurité alimentaire dans les pays à faible revenu. Cela s’ajoute aux programmes agricoles traditionnels de la Banque mondiale, de la Banque africaine de développement et d’autres organisations internationales, et aux projets agricoles de coopération bilatérale avec des pays avancés.
Ainsi, l’Afrique doit se servir du travail moins cher des millions de bras valides de sa population jeune pour engager résolument la transformation structurelle de ses économies. Elle doit faire comme l’Asie et tirer parti de son dividende démographique pour transformer ses économies en marchés émergents. C’est à ce prix qu’elle pourra gagner la bataille d’une croissance forte, durable, inclusive et créatrice d’emplois.
Finalement, ce processus de transformation du continent doit commencer par le minima impératif de garantir l’autosuffisance et la sécurité alimentaires, lequel est de la responsabilité des gouvernants qui pourraient ainsi donner de l’espoir à des millions de jeunes Africains pour qui l’espoir sera désormais non ailleurs mais sur le continent même.
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