Leadership

Non, le leader ne doit pas être vulnérable : il doit savoir faire le grand écart

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Le concept de vulnérabilité, autrefois disruptif, est devenu une injonction faite aux leaders, qui éloigne ceux qui devraient s’en inspirer. Et si l’on revenait à plus de nuances ?

Que retiendra-t-on du discours d’adieu de Jacinda Arden devant le Parlement néo-zélandais après sa démission au printemps 2023 ? Qu’en tant que leader elle a eu des doutes et des faiblesses ; ou la cape traditionnelle maori brodée d’or qu’elle portait, symbole de respect et de puissance ? Sans doute les deux.

Ce discours reflète l’ambivalence du leadership aujourd’hui. Il se doit d’être humain, ouvert et attentif, mais il ne doit pas être faible. Les attentes à son égard sont élevées. Le leader ne doit pas être vulnérable. Il doit être au-dessus de la mêlée, tout en sachant y plonger, sans jamais oublier que ses actes ont toujours une portée symbolique.

Les propos récents de plusieurs leaders respectés nous disent quelque chose des attentes de la société vis-à-vis de leurs leaders, politiques ou chefs d’entreprises.

Jacinda Arden annonce quitter ses fonctions car « elle n’a plus assez de jus » pour briguer un prochain mandat. Nicola Sturgeon, première ministre écossaise démissionne en mettant en avant des motifs semblables quelques semaines plus tard. Arthur Sadoun, président du directoire de Publicis, annonce à ses salariés qu’il a un cancer et va se faire opérer. Dans chaque cas, cette transparence a été saluée. Ces révélations – qui seraient passées pour de la faiblesse il y a quelques années, mais qui sont aujourd’hui jugées courageuses – ont en commun plusieurs caractéristiques.

Les actes et la parole du leader dépassent sa personne et s’adressent à la société

  • Leur propos sert un objectif à portée universelle : faire passer un message de leadership différent. « On peut être sensible, plein de doutes … et diriger » insiste Jacinda Arden. Comme un message d’espoir à une génération qui aspire aux responsabilités et ne se reconnaît pas dans le modèle de leadership traditionnel.
  • Ils sont en phase avec des attentes de la société : révéler une difficulté personnelle pour mieux faire accepter une décision politique. Nicola Sturgeon aurait pu se contenter du motif politique – l’absence de perspective d’un referendum pour l’indépendance de l’Ecosse, pour lequel elle s’était engagée – Elle a choisi de montrer ce que ce combat avait d’épuisant personnellement. Pour rendre la décision de se retirer plus acceptable ?
  • Ils transforment leur expérience en une action dont la portée les transcende : Arthur Sadoun annonce la création de la Fondation Publicis « Working with Cancer » pour éradiquer la stigmatisation du cancer sur le lieu de travail.

La parole du leader est toujours symbolique

Un leader reste un leader. Ses actes servent un objectif plus grand que lui. Sa parole a toujours une portée symbolique. Toute prise de parole répond à une stratégie de communication.

  • Il choisit son moment. Dévoiler une faiblesse n’est pas adapté à toutes les circonstances. Quand on n’est pas maître du temps, on choisit son media, son décor et son message (Arthur Sadoun et sa video Youtube).
  • Oser montrer une faille n’est pas ce qui rend fort. Mais cela dit que le leader se sent suffisamment fort pour la révéler.

En s’ouvrant, il montre qu’il ne croit pas à la toute-puissance qui place le leader au-dessus des autres pour le rendre infaillible. Cette posture, dans un monde complexe et mouvant, risque de l’enfermer, donc de le fragiliser. « Un leader qui est prêt à accepter sa vulnérabilité, est un leader qui confrontera l’incertitude et l’adversité avec son cœur grand ouvert, déterminé au fond de lui à accepter tous les aléas du chemin », analyse la chercheuse en sciences humaines Brené Brown (« Dare to lead », Vermilion, 2018).

C’est en cela que l’expression « être vulnérable est une force » prend son sens. Quand le leader ose reconnaître qu’il ne sait pas tout et qu’il a besoin des autres, il leur fait confiance de ne pas le juger négativement. En politique, cela rapproche. Dans l’entreprise, cela crée de l’engagement.

  • Révéler publiquement des faiblesses, c’est envoyer le message implicite aux équipes qu’elles sont autorisées à faire de même, sans craindre d’être sanctionnées mais qu’au contraire, elles seront soutenues (c’est le message même très explicite d’Arthur Sadoun, concrétisé par la création de la Fondation).
  • L’époque réclame de la proximité. De nombreuses études d’experts l’attestent et chacun le vit dans son quotidien. La note IFOP – Fondation Jean Jaurès en septembre 2022 sur la place des managers concluait à l’aspiration des salariés à une culture managériale plus « démocratique » laissant la place à plus d’autonomie. Le taux de satisfaction quant à la relation avec la Direction générale est passé de 60% en 2003 à 51% en 2022, quand celui avec son manager de proximité passait de 60% à 67%. « Plus le centre de décision est éloigné, plus la confiance s’érode ».

Fini donc le leader lointain impassible et inaccessible. Cependant, on n’attend pas du leader qu’il soit « normal ». Jacinda Arden entend normaliser le pouvoir, mais ses prises de parole sont pensées stratégiquement et symboliquement. Au lieu de risquer de perdre les prochaines élections, elle anticipe. Elle révèle des préoccupations qui humanisent le pouvoir, en étant vêtue d’un habit lui confère un prestige.

  • Les attentes fondamentales à l’égard du leader restent les mêmes : guider et protéger. Peut-on être fort et faible en même temps ? lointain et proche ? exceptionnel et normal ?

En s’ouvrant, en montrant son humanité, en partageant des coups de cœur et des coups de mou, le leader crée de la proximité. Révéler un accident de vie ou une faiblesse momentanée le rend humain. Ce qui accroît la sympathie que les autres lui portent. Comme le personnage principal d’une série, il a des qualités que les autres n’ont pas, et toujours une faille pour le rendre sympathique, c’est-à-dire humain.

Le leader d’aujourd’hui doit montrer des aspérités auxquelles les autres peuvent se raccrocher. C’est ce qui crée le lien émotionnel avec lui. Maud Bailly, au comité de direction du groupe Accor, incarne cet exercice d’un leadership exigeant et humain, qui crée du lien, ne se dissimulant pas derrière un masque impersonnel mais assumant une part d’émotions.

Ce lien émotionnel entre le leader et son équipe favorise le rapprochement dans l’équipe. Il crée un climat de confiance propice à l’ouverture et à l’échange. Par suite, la génération d’idées, le dialogue constructif et la résolution de problèmes. Grâce à cette attitude constructive encouragée de tous, le processus de décision évite la tentation du rapport de forces. La décision prise sera de meilleure qualité, les objections ayant pu être soulevées en amont sereinement.

La posture ici n’est pas « vulnérable » mais simplement humaine. Proche et à l’écoute. Pour susciter l’engagement et atteindre un objectif donné. Ce qui change c’est la croyance. C’est la représentation collective, étayée par les faits, que chercher à engager est plus acceptable et plus efficace que la contrainte.

La posture du leader devient complexe. Le leader doit être « élastique » Il doit savoir faire le grand écart.

L’époque n’aime pas le parfait ni la distance, assimilés à de l’arrogance. Mais la base demande au sommet d’assumer son rôle. Condition pour être légitime au sommet. La demande de protection n’a jamais été aussi forte, dans un monde où la menace extérieure réapparaît, où les bouleversements induits par la technologie font peur, où il n’y a plus de position acquise.

Si certains ont pu avoir la tentation de croire que le monde avait changé – dans un mouvement continu de progression vers la liberté, la paix et la démocratie – la guerre en Ukraine et la montée des tensions entre les grandes puissances Etats-Unis et Chine ont mis fin à cette illusion, déjà démentie partout ailleurs dans le monde. Dans un tel contexte, enjoindre, sans nuances, aux leaders d’être vulnérable est une facilité de langage qui oublie la complexité et la dureté du réel. C’est aussi oublier la dimension symbolique du leadership.

Le leader doit être multi-facettes. Il s’agit d’être clairvoyant pour fixer un cap, solide pour tenir les rênes, ouvert pour favoriser la diversité des contributions sources d’innovation et d’enrichissement du collectif, proche pour engager et faire preuve d’autorité quand cela est nécessaire pour assurer la cohésion et faire avancer. Outre sa vision et sa maîtrise professionnelle, il doit être capable d’une grande plasticité comportementale et relationnelle, pour être efficace dans chaque contexte en adaptant sa posture. Le leader doit assumer cette tension entre apparence de solidité extérieure et ouverture aux attentes. Plus que jamais, il doit cultiver ses capacité mentales et relationnelles pour développer une grande flexibilité comportementale. Cette capacité à faire le grand écart sans avoir le sentiment de se renier.

 

admin
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