Entre greenwashing, pression anti-ES et inflation, seul un leadership en mouvement et radical permettra aux dirigeants d’opérer les transformations nécessaires.
Alors qu’une bataille culturelle et politique est d’ores et déjà engagée outre-Atlantique entre les pro et anti-ESG, alors que la Commission européenne vient de publier l’acte délégué de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), qui révolutionne l’information extra-financière, et a entamé sa consultation publique avec des lobbys qui comptent bien faire entendre leurs voix, retour sur quatre grands principes directeurs que les dirigeants peuvent suivre pour naviguer dans la « soupe de l’alphabet » ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance).
Conduire les sujets « ESG » renvoie à la juste mesure
Si l’année 2022 a été marquée par les enjeux de greenwashing, et parfois de greenhushing (lorsque que l’on s’interdit de parler de ses engagements environnementaux, malgré de réels résultats), 2023 invite davantage à choisir ses combats. Savoir prioriser ses thématiques sur les questions de l’impact et de la préemption des critères ESG, tant en termes de communication que de décisions stratégiques, permet de passer à une démarche économique et d’éviter ainsi les écueils d’une dénonciation morale.
L’engagement se radicalise, au sens où le dirigeant prend un enjeu par la racine, dans le but d’harmoniser et d’aligner les intérêts. C’est un phénomène que nous avons observé à travers les engagements liés au dividende écologique ou sociétal, par exemple chez la MAIF et le Crédit Mutuel. Cela se manifeste aussi dans la problématique de la rémunération des dirigeants. C’est ainsi que fin janvier 2022, une lettre co-signée par plusieurs dirigeants (dont ceux de Spie, Engie, et Mirova), ainsi que par le député européen Pascal Canfin, a été envoyée aux commissaires européens Thierry Breton et Didier Reynders. Cette lettre sollicite l’extension des critères ESG dans la politique de rémunération variable des dirigeants à l’ensemble des grandes entreprises européennes.
Il s’agit d’un exercice de haute voltige, qui nécessite un équilibre constant entre des affirmations assertives et l’humilité, sans jamais basculer dans l’arrogance. Car tout faux pas est aujourd’hui sanctionné sans appel : procès et taxation de « woke capitalisme » aux Etats-Unis (comme ce fut le cas pour BlackRock et son patron Larry Fink, qui a dû réagir et faire référence au capitalisme « woke » dans sa lettre annuelle de 2022), accusations d’écoblanchiment, défection des talents (42 % des sondés au sein de la génération Z ont déjà changé ou prévoient de changer d’emploi ou de secteur d’activité en raison des préoccupations climatiques, selon l’enquête Deloitte « Global 2023 GenZ and Millennial Survey » sur les préoccupations des jeunes), formation de coalitions d’ONG visant à perturber les AG d’entreprises, ou encore mobilisations de celles-ci sur les réseaux sociaux en Europe. On l’a vu autour des assemblées générales (AG) de TotalEnergies, mais également avec l’assignation en justice de la première banque européenne, BNP Paribas.
Trouver le bon équilibre en matière d’engagements est devenu un principe fondamental pour tout dirigeant souhaitant mettre en œuvre une transition ordonnée et sans heurts.
Regarder la performance autrement et passer de la logique du coût à celle de l’investissement
Autrefois abordées uniquement par le biais des stress tests, les politiques ESG s’imposent aujourd’hui au sein même de la vision de l’entreprise et de sa stratégie de gouvernance aux postes des CFO et CSO (comme le rappelle Emmanuel Faber, à la tête de l’organisme international ISSB pour les normes ESG internationales dans une conversation de The Economist Impact), mais aussi dès la saison des proxys chez les administrateurs avant même le vote des actionnaires.
Identifiés comme un axe moteur d’impact positifs par les talents (toujours selon l’enquête Deloitte « Global 2023 GenZ and Millennial Survey »), les responsables RH doivent intégrer la dimension « S » (critères sociaux) de l’ESG en lien avec les membres du comité de direction.
L’ESG nous fait retourner vingt ans en arrière, lorsque nous incrémentions alors le digital dans les entreprises, et que le sujet devenait transversal. Le CEO est, lui, en première ligne des choix à prendre ; ceux qui pourront donner du sens et répondre au mieux à la pression publique et sociale, en première ligne aussi des points de conflits internes entre politique du profit et politique d’impact. Il doit, lui, regarder la performance autrement et percevoir dans ce qui était vu comme un coût, un investissement pour l’avenir avec de la valeur au bout.
Saisir les cygnes verts pour passer à l’échelle
L’entreprise de demain doit aussi se tourner vers les filières d’avenir, celles qui seront en capacité à nouveau de propulser l’économie – à savoir les technologies et les industries vertes. Désinvestir dans le charbon, le pétrole et flécher ses investissements dans les programmes de décarbonation ou de régénération de la nature s’inscrit dans la droite ligne des grands plans d’avenir (« IRA » pour les américains ; « Plan industriel vert » pour le vieux continent).
La rhétorique du « back to business » – invoquée par les républicains « anti-ESG » – est une opposition factice. Tout comme l’opposition entre un « capitalisme responsable » et un « capitalisme d’excellence » (pour reprendre la formule de l’entrepreneur Vivek Ramaswamy et auteur de l’ouvrage « Woke, Inc : Inside Corporate America’s Social Justice Scam »). Car le vrai combat des leaders revient à garder les talents, garantir la résilience et la croissance économique. Il n’y a donc plus qu’une direction à prendre, celle des grandes bifurcations de notre siècle. C’est aussi une question de souveraineté, à condition d’effectuer un travail collectif pour aligner les filières et passer à l’échelle dans les changements industriels opérés. Pour ce faire, la vertu du courage et le risque s’imposent. Et le leadership devient aussi collectif. Car il s’agit de regarder en face les cygnes verts !
S’inscrire dans une vision claire de l’entreprise de demain
Cette vision de l’entreprise responsable a aujourd’hui un cadre. Elle s’inscrit dans la droite ligne des préconisations de la Business Roundtable (BR), qui, en 2019, reconnaissait que les entreprises devaient désormais aller au-delà de la seule maximisation du profit, que ce soit dans le droit des sociétés ou dans la pratique des affaires. C’était une façon de rompre avec le paradigme et le lexique de Milton Friedman ! « Milton Friedman doit se retourner dans sa tombe », commentait ainsi Alan Murray, CEO de Fortune dans un article du magazine. C’est aussi s’inscrire dans la vision des Accords de Paris et des 17 objectifs pour le développement durable pris en 2015.
Pour autant, l’absence – à date – d’interopérabilité réelle entre les standards internationaux (ISSB ou ceux de la Securities and Exchange Commission) et les normes européennes développées par l’EFRAG publiées par la Commission européenne et en cours de consultation publique, font de l’ESG un sujet complexe, flou, et parfois politique pour les décideurs. Ainsi, Pierre-André de Chalendar, Président de Saint-Gobain & Président de l’Institut de l’Entreprise, exprimait son inquiétude à l’occasion de l’événement « Partageons l’Économie », quant à l’approche trop bureaucratique de la CSDR.
En Europe, ce débat résonne comme une bataille culturelle. Car tout processus de normalisation — hier comptable, aujourd’hui « extra »- financier — est darwinien (selon l’expression du professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers, Alain Burlaud, dans sa publication « L’histoire contemporaine de la normalisation comptable : le choc de la financiarisation et de la mondialisation ») et reflète des rapports de forces. Ce processus pousse à la domination d’un modèle unique, et les dernières modifications des nouvelles Normes européennes relatives aux rapports sur le développement durable (ESRS) semble le révéler.
Si l’ESG résonne comme une boussole, ne perdons pas le nord, car il faudra bien s’accorder sur un langage commun, une vision de l’entreprise et du capitalisme. Alea jacta est ? Non, pas encore : la consultation publique pour la CSDR est toujours en cours.
Le leadership devient un leadership en mouvement, qui prend les choses à la racine. Brune Poirson, présidente de l’association Dividendes climat, directrice développement durable d’Accor et ancienne secrétaire d’État à la Transition écologique, milite notamment pour imposer un dividende climat au sein des entreprises afin de valoriser la contribution positive de l’entreprise à la décarbonation de l’économie.
La persévérance, le dépassement et le risque sont les meilleurs atouts pour naviguer et garder le cap des transitions ; d’autant que le système change pour tendre vers une comptabilité à impact fondée sur un « jugement scientifique » attribuant une valeur monétaire aux incidences « S » et « E » de l’entreprise.
C’est notamment que préconise Sir Ronald Cohen, président de l’ONG anglaise Global Steering Group for Impact Investing (GSG), cofondateur de l’entreprise de capital-investissement Apax Partner et père de l’investissement à impact en Europe (« La révolution de l’impact ira jusqu’à la comptabilité », Revue Banque, 2021). Par ailleurs, la Harvard Business School teste actuellement cette approche avec son standard, qui propose d’aller jusqu’au projet d’une comptabilité générale de l’entreprise pondérée par l’impact [ROSI, pour « Return on Sustainable Investment », et IWA, pour « Impact-Weighted Accounting »], affectant ainsi la valeur boursière des entreprises.
Commentaires