Le leadership est autant une question de stratégie que de management des hommes.
Il existe autant de définitions de la stratégie que d’ouvrages en traitant. Pourtant les dirigeants, civils et militaires – quels que soient leurs domaines d’action, de l’entreprise au politique – comprennent vite qu’être stratège, c’est d’abord vouloir un avenir et concevoir le chemin qui y conduit. Mais ils saisissent vite également que cela est bien insuffisant : rien ne se fera sans les femmes et les hommes qui, d’une commune volonté, construiront le succès parce qu’ils le voudront.
Impossible de séparer la stratégie de son exécution, donc la stratégie du leadership et du management des hommes : penser stratégie sans penser leadership et management, de même que concevoir ces deux derniers dans l’absolu, sans les raccrocher à leur finalité, qui est de créer les conditions du succès de la stratégie, est une faute intellectuelle. Le rôle du leader est toujours de créer les conditions de l’achèvement du but, de creuser la pente qui y conduit naturellement.
Il n’est pas de stratège qui ne soit aussi leader, car le rôle du premier n’est pas seulement de concevoir mais aussi de « délivrer », suivant le terme anglo-saxon, grâce à celles et ceux qui, pour un temps, lui ont confié leur destin.
Dès lors la question se pose : naît-on leader ou le devient-on ? Et les autres en aval : ai-je les qualités pour diriger, vont-ils me suivre ? Pour les futurs managers, ces questions sont cruciales et les confrontent à leurs propres responsabilités. Au creux du ventre, chacun a ressenti ce vide lorsque, pour la première fois, il a regardé ses subordonnés dans les yeux pour leur dire : « Voilà ce que nous allons faire ensemble ». Comme nous nous sentions petits devant ces autres que nous percevions comme si peu différents de nous. Nous étions conscients de la solidité légale de notre position de chef, de notre droit à diriger, mais nous n’en ressentions pas la légitimité. Nous nous sommes exprimés mais nous étions mal à l’aise. Parfois, rien ne se déclenchait, et nous peinions à faire exécuter « de bon cœur » nos directives. Et pour cause : nous parlions, forts de notre légalité et nous visions les cerveaux, rationnellement. Il nous a fallu du temps, des mois, des années pour comprendre nos erreurs de communication, et le pourquoi de ces difficultés à obtenir l’obéissance. Nous devions oublier les règles, puis tuer en nous le mythe du super héros, celui qui dirige de sa seule aura et, parce qu’il est lui, parvient en un regard galvaniseur à entraîner les foules. Nous devions cesser de regretter de ne pas être très grand, très beau, de ne pas avoir les yeux bleus et perçants, la mâchoire carrée, de ne pas être aussi charismatique que les héros des films d’action ; nous saisissions en effet, difficulté après difficulté, qu’« il est illusoire, voire dangereux, de se raccrocher à la figure du leader omnipotent et omniscient censé régler tous les problèmes et avoir réponse à tout » (« Oser le risque » de Xavier Durand, Hermann, Paris, 2020, p85).
Il n’est de discipline que librement consentie
Observant les êtres humains en confiance mais sans illusion, nous les avons acceptés « comme ils sont et non comme nous aurions voulu qu’ils fussent » (Foch cité par Recouly Raymond dans Le Mémorial de Foch, Les Editions de France, 1930, p23). Alors, nous nous sommes sentis à notre place parce que nous avions compris ce que nous avions à faire : convaincre des êtres de chair et de sang, de passion plus que de raison, d’instinct plus que de logique, dont le carburant essentiel était l’envie et le moteur l’intérêt personnel. Alors, nous avons parlé à leur cœur – parfois de manière fort rude comme le font les militaires qui cachent leur affection derrière un langage rugueux et une fausse barrière d’impassibilité – en comprenant que, finalement, il n’est de discipline que librement consentie, comme disent à nouveau les militaires, parce qu’elle correspond à l’intérêt de tous. Nous avons alors fait de celui-ci l’intérêt de chacun.
Nous avons observé les êtres humains et constaté, en accord avec Sigmund Freud que, « plus qu’un animal grégaire, l’homme est un animal de harde », c’est-à-dire qu’il admet naturellement le besoin du leadership car il comprend vite qu’il est dans son intérêt. Mais nous avons aussi remarqué que, si l’humain attendait d’être orienté et de subir une certaine forme d’autorité, cette autorité, pour être acceptable, et donc utile, devait respecter les individus, et leurs attentes : il est impossible d’être leader sans faire preuve d’empathie. Nous avons compris que le plus grand piège est celui de l’ego qui empêche de se placer « à hauteur d’homme », d’écouter plus que de communiquer, de comprendre les contraintes et les attentes de l’autre plus que de lui imposer ses vues à toute force. Nous avons constaté que, pour être audible, il fallait parler le langage de l’autre, donc le connaître, le pratiquer, traduire, pour que nos mots fassent message. Nous avons saisi que la position du leader n’est pas une « position haute », de dominant, mais la « position basse », humble, de celui qui sait que son rôle n’est pas de brider, voire briser, les volontés mais de les faire converger, de créer les conditions de l’appropriation par chacun de l’ambition commune. Nous avons aussi appris ce qu’il fallait au chef de ténacité et de courage, de « force d’âme » disait Napoléon, puisque, dès que sa décision est prise, tout se ligue contre lui : la logique du grain de sable, les vents contraires, les hésitations des subordonnés… et ses propres doutes.
Constant gardeners
Peut-être même avons-nous cultivé notre jardin et constaté que ce n’est pas en tirant sur leurs tiges que l’on fait grandir les plantes. Le jardinier ne fait pas pousser les tomates et les roses : il construit l’environnement favorable à leur épanouissement. Elles progressent si nous les plantons avec suffisamment d’espace pour qu’elles puissent respirer, si nous sarclons, arrosons, engraissons. Nous devions être des « constant gardeners », selon l’ouvrage éponyme de John Le Carré, des jardiniers consciencieux et responsables, créant des conditions optimales pour le meilleur résultat de nos plantations. Nous avons constaté, avec Douglas McGregor (professeur de management à la Sloan School of Management du Massachusetts Institute of Technology, de 1937 à 1964), qu’à l’approche « manufacturière », il fallait préférer l’approche « agricole » et devenir un leader nourricier, un leader nutritif préoccupé sans cesse de créer non pas l’efficacité, mais les conditions qui la produisent en faisant germer l’engagement constructif des collaborateurs au service de l’ambition devenue commune. Nous avons saisi que si nous ne pouvions améliorer la performance par l’injonction, il nous était possible de façonner le contexte propre à son émergence : la règle ne vaut que par ce qu’elle produit. Le leadership est affaire d’influence, non d’incantation.
Peu de dirigeants ont adhéré au concept d’entreprise « libérée », un temps à la mode, et qui prescrivait que les salariés fussent totalement libres et responsables des actions qu’ils jugeaient bon d’entreprendre. Cette vision était aussi utopique qu’étaient restrictives ses conditions d’application. En revanche, nous avons compris que notre rôle de leader, loin d’imposer, est de libérer les volontés, les énergies, les initiatives. En ce sens, seule l’entreprise « libérante » est en mesure de tirer parti des compétences qu’elle a su attirer et faire grandir. Contrairement à une image dépassée, les armées sont elles-mêmes une entreprise « libérante » : si ce n’était vrai, elles seraient incapables de réussir les missions parfois surhumaines qu’elles doivent accomplir dans la plus grande incertitude. « Le chef doit libérer l’énergie individuelle des hommes, l’accompagner, la sublimer », affirme le général Jean-Claude Gallet (« Éloge du courage » de Jean-Claude Gallet et Romain Gubert, Grasset, 2020), qui sauva Notre Dame, avec ses hommes, dans la nuit du 15 avril 2019. Résolument optimiste, le chef se force à l’enthousiasme malgré les difficultés car il sait que qui critique et ronchonne engendre le même réflexe chez ses subordonnés. Il sait aussi, en revanche, que celui qui rayonne et donne espoir libère les compétences et les volontés, en incarnant avec énergie une force faite d’assurance et de solidité.
Préparer le coup d’après
Votre rôle est de vous préoccuper « du coup d’après ». Pour autant, vous ne pouvez considérer les conditions de la mise en œuvre de vos décisions comme secondaires, puisque ce qui vaut in fine, c’est le résultat, donc autant la mise en œuvre que la conception : « Les plans ne valent que par la manière dont ils sont exécutés », disait le Maréchal Foch (cité par Raymond Recouly dans « Le Mémorial de Foch », Les Editions de France, 1930, p13), ce que confirme Churchill de manière lapidaire : « Que vaudrait une stratégie qui ne délivrerait pas ? »
Votre style de leadership, respectueux des autres parce que remettant l’humain en son cœur, moins « au-dessus » qu’« avec » et « devant », sera votre avantage comparatif parce qu’il saura, avec bienveillance et exigence, faire converger les volontés vers l’ambition commune. Et vous serez alors devenu leader.
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