Les quatre grands défis du leadership de demain, un leadership à la hauteur de la tâche qui nous attend : permettre à un nouveau monde d’éclore.
Pandémie dont on ne voit plus la fin, rapport alarmant du Giec sur le dérèglement climatique, accroissement toujours plus fort des inégalités, effritement de nos sociétés… On n’en finit plus d’égrainer les raisons de douter de notre avenir. L’urgence d’agir, de prendre nos responsabilités, nous saisit. Pour la génération d’Albert Camus, la mission était claire : « Empêcher que le monde se défasse. » Mais aujourd’hui, dans un monde qui semble ne plus finir de se défaire, quel pourrait être notre cap ? Face à ce questionnement vertigineux, les hommes et les femmes de bonne volonté, militants, chefs d’entreprise, artistes, serviteurs de l’État, penseurs, sportifs, politiques, artisans, entrepreneurs et autres leaders réinventent le leadership. Ils nous ont confié leurs convictions, leurs doutes et leurs espoirs, dessinant les quatre grands défis du leadership de demain. Non pas le leadership de la puissance, ni même celui du réenchantement, mais celui qui ouvre la possibilité d’une nouvelle voie, celle d’une vie commune durable. Un leadership à la hauteur de la tâche qui nous attend : permettre à un nouveau monde d’éclore. Un leadership fécond pour demain.
Prendre la mesure de sa liberté
Quand on parle aux dirigeants d’aujourd’hui, ce qu’ils évoquent en premier est le poids écrasant de la responsabilité : une responsabilité consciente, mais subie. Face aux attentes parfois trop lourdes qui pèsent sur leurs épaules. Face aux injonctions contradictoires qui s’imposent à eux. Face à leur puissance toute relative. Face aux emplois qui partent en fumée ou qui se paupérisent. Face à des travailleurs qui crient leur volonté de voir le contrat social transformé. Face à des consommateurs de plus en plus exigeants, dont les modes de (dé)consommation évoluent. Face à des ruptures technologiques qui s’accélèrent et rebattent les cartes. Face à des citoyens désenchantés qui ne trouvent plus les clés de la cité. Face à un équilibre géopolitique qui vacille. Face aux écosystèmes qui souffrent et au climat qui vrille.
La tête tourne et le cœur menace de flancher. Pour Dimitri Caudrelier, coauteur de « 100 pionniers pour la planète » et CEO de Quantis, cabinet de conseil qui aide les organisations à se transformer pour être plus durables, « prendre conscience des limites de notre planète et saisir toute la mesure de notre impact sont des tâches complexes, mais il faut s’y atteler si l’on veut faire bouger les lignes et réellement transformer nos organisations. » Les leaders de demain qui émergent aujourd’hui ont cette conscience aiguë de leur responsabilité et la regardent en face : ils ont soif de construire l’humanité en laquelle ils croient.
Yohann Marcet, directeur de la branche consulting du groupe SOS, leader français de l’entrepreneuriat social, remarqué parmi les 50 leaders engagés de moins de 40 ans, en est convaincu : plus que la question de la croissance, ou même celle du bonheur, c’est celle du sens qui doit guider nos engagements. Qu’est-ce qui a de la valeur pour moi, pour les autres, pour la société, pour la planète ? Se demander, résume Raphaël Czuwak, directeur France d’Egon Zehnder, leader international du recrutement de dirigeants, « au service de quoi est-ce que j’exerce mon métier ? Quelle est la cause qui me dépasse et qui fait que je fais ce que je fais ? » Pour ainsi poser des convictions profondes, assumées de la tête au cœur, et qui s’incarnent dans des actes concrets.
Ce pourrait être cela, prendre la mesure de sa liberté : savoir qu’à tout instant, qu’on le veuille ou non, on choisit et, ce faisant, on entraîne avec nous l’humanité toute entière. Ou, pour le dire comme Sartre, « le lâche se fait lâche, (…) le héros se fait héros ; il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de cesser d’être héros » (« L’existentialisme est un humanisme », 1946).
Etayer sa lucidité
Oui, mais voilà. Comment faire des choix, développer une vision, anticiper les mutations, penser à l’échelle de la planète dans un monde toujours plus volatil et complexe ? Exercer son leadership résonne toujours plus comme le pari fou d’un inconscient qui se jetterait sans repère dans la jungle urbaine.
A l’heure des fake news et du relativisme à tout crin, que peut-on encore savoir de certain ? Pour le sociologue Gerald Bronner, auteur de « Apocalypse cognitive », la grande bataille du XXIe siècle est ainsi cognitive. Face aux écrans qui captent notre attention et aux informations qui se bousculent, reconquérir sa tête ne peut se faire sans haute lutte. Pour l’entrepreneur François Hisquin, fondateur d’Octo Technology et de Bugali, cela nécessite d’élargir son champ de vision : « La largeur est plus importante pour un dirigeant que la profondeur : pas besoin d’être un professionnel de langages de programmation complexes, mais il faut avoir des notions de philosophie, de psychologie, etc., des choses larges. »
Grand est le risque sinon, pour les leaders d’aujourd’hui, de ne pas prendre la mesure de leurs décisions, de s’illusionner sur l’état de leur organisation, de se faire manipuler, de passer à côté des moments de bascule… et de se planter royalement ! La lucidité s’impose comme la clé de la survie de son business.
Mais comment développer sa lucidité ? René Char, qui joue sur l’étymologie du terme « lucidité » (qui vient du latin « lux, lucis », désignant la lumière), la définit comme la « blessure la plus rapprochée du soleil ». Quoi de plus littéralement proche du soleil, brûlant et éclairant à la fois, que la lucidité ? Elle suppose une prise de conscience de ses biais, une culture du doute autant qu’un goût du vrai. Une recherche qui démarre par la connaissance de soi, mais aussi le goût inextinguible du terrain : de l’écoute des signaux faibles qui remontent aux oreilles de ceux qui veulent bien les tendre.
Ce serait donc cela, étayer sa lucidité : lever le nez du guidon opérationnel et voir surgir une autre réalité que celle que l’on croyait bien connaître, pour viser juste et assumer en toute conscience.
Nourrir son goût de la fraternité
Une lucidité qui n’est pas seulement tournée vers soi, dans une satisfaction égotique d’avoir pu trancher en son âme et conscience, mais vers les autres. Raphaël Czuwak le souligne : « Des cadres de pensée, de la théorie… En France, on en est submergé. Le prototype du dirigeant, c’est un homme qui a réussi grâce à son intellect. Mais ce n’est plus ça qui fait la différence. » Serait-ce donc plutôt la capacité à se relier aux autres ? La lucidité se ferait alors porte d’entrée vers la conscience de l’impératif humain.
Car le leader est bien celui qui sait faire battre le cœur du collectif, qui lui en donne le tempo et qui entretient son rythme. Cécile Dumont-d’Ayot Parisse, devenue en juin 2021 la première femme aux commandes d’une base de la Marine nationale, en est convaincue : en temps de guerre, comme en temps de paix, l’esprit d’équipage, « qui revient dans chacune de nos actions », est la clé de l’excellence opérationnelle.
Dans une société où les liens s’effritent, à l’heure où la crise sanitaire est venue rappeler une fois encore notre interdépendance et la vulnérabilité de nos systèmes, pouvoir se relier aux autres, créer de la cohésion et fédérer sont devenus des impératifs qui s’imposent même aux plus sceptiques. Après avoir été trop souvent le parent pauvre de notre devise, un certain sens de la fraternité, cette conscience d’une humanité commune qui nous oblige, est à nouveau plébiscité. Emmanuelle Duez, entrepreneuse et fondatrice de The Boson Project et Justine Dupuy, professeure de philosophie, insistent sur cette idée : « Ce souffle fraternel et ce goût des autres, voilà ce qu’il faut transmettre aux hommes et aux femmes de nos entreprises pour qu’ils puissent se sentir portés vers une œuvre commune, dans un collectif cohérent. »
Ce serait cela, nourrir son sens de la fraternité : développer ce goût des autres, sans lequel les collectifs s’assèchent et s’épuisent de n’être pas portés par un souffle sincère.
Rendre notre monde plus fécond
Et au nom de quoi ? En vue de quelle finalité ? Le leader est celui qui sait entraîner les autres à sa suite, pour faire advenir de nouvelles réalités. On ne demande plus, depuis longtemps, au leader d’être ce dirigeant patriarche qui dictait aux uns et autres ce qu’ils devaient faire, menant à la baguette son petit monde fragmenté, taylorisé.
Devant des aspirations à toujours plus d’autonomie, le leader d’aujourd’hui est celui qui crée les conditions d’épanouissement des hommes et des femmes qui le suivent, qui façonne un terreau fertile au déploiement de leur plein potentiel et permet aux initiatives de chacun de se développer, de façon harmonieuse. C’est ce qui a guidé Souba Manoharane-Brunel, qui a été la directrice RSE et développement durable de Canon France. Convaincue que « nous avons tous notre rôle à jouer face au défi climat », elle s’est donnée pour mission de décupler l’impact des femmes actrices du changement dans la transition écologique et sociétale en cofondant les Impactrices.
Cette capacité à (re)donner du pouvoir au plus grand nombre devient à la fois plus urgente que jamais, mais aussi plus difficile, tant la tentation est forte de se replier sur soi et d’entretenir le statu quo. Pour répondre à cette morosité ambiante qui n’en finit plus de se propager, le leader de demain doit manier avec dextérité l’art de rendre le monde plus fécond : l’art de la fécondité.
Ce concept peut surprendre, détonner, amuser, déranger. Il est celui de tous les contresens possibles. D’ailleurs, l’histoire de la pensée l’a largement ignoré, préférant penser la vie à l’aune de la mort, inéluctable. « Philosopher, c’est apprendre à mourir », nous dit-on de Platon à Montaigne. Mais après avoir traversé collectivement, depuis plus d’un an, l’angoisse de mort, l’état de crise permanent et la grande frustration du temps suspendu, n’avons-nous pas besoin d’aller, précisément, chercher son contraire, son antidote ? De puiser dans cette sagesse qu’est l’ouverture des possibles, le renouvellement de la vie, la fécondité ?
Pour Levinas, la fécondité « est une relation avec un (…) avenir, irréductible au pouvoir sur des possibles. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Que la fécondité est une corde tendue entre maintenant et demain. Mais une corde qui n’est pas tout à fait entre nos mains, sur un arc qui nous échappe en grande partie. C’est cela, le grand défi des leaders de demain : faire vibrer une corde qu’ils ne tiennent pas, sur un arc qu’ils n’ont pas fabriqué… Pour faire éclore des potentiels humains et un monde dans lequel ils mettent tant d’eux-mêmes, mais qui n’est pas eux-mêmes et qui leur échappe.
Cette sagesse, nombreux sont les parents qui la connaissent bien et Levinas l’explique lumineusement : cet avenir est « mien et non-mien ». C’est une « possibilité de moi-même, mais aussi possibilité de l’Autre. » La fécondité, qui naît de ma capacité à m’unir à l’autre, à rencontrer l’altérité, donne naissance à d’autres que moi et m’échappe. Elle me transcende : « Elle indique mon avenir qui n’est pas un avenir du Même. Pas un avatar nouveau. »
Cette dialectique est d’ailleurs au cœur de la sagesse des compagnons du devoir, cette institution multiséculaire formant les artisans de haute volée. Comme l’explique Yoan Laouer, maître professionnel en chaudronnerie, la formation des compagnons s’ancre dans le tour de France, occasion unique de se former plusieurs années durant au contact de professionnels variés. Au cœur de cette formation, la fraternité et la transmission permettent de faire éclore tous les potentiels. Yoan Laouer en est convaincu : « Il faut laisser le temps aux gens de s’accomplir : ne pas leur donner rendez-vous à telle date, sur telle chose, avec telle grille de notation. Ce n’est pas parce qu’ils ne savent pas à tel moment qu’ils ne pourront jamais l’acquérir. »
Ce serait cela, développer sa fécondité : à la fois une capacité à se relier à l’altérité de façon fructueuse, grâce à sa capacité d’ouverture, d’écoute et de communication, mais aussi une certaine habileté à trouver le juste milieu entre engagement et conscience de n’être pas tout puissant, implication et prise de recul. Un juste milieu qui s’impose comme la clé de la prise de risque sereine autant que de la subsidiarité opérationnelle.
Ainsi, les leaders de demain, plus que jamais, ne sont pas des dirigeants d’où partiraient tous les fils de la grande toile du monde. Ce ne sont pas non plus les cimes de nos horizons, ni même les graines qui poussent glorieusement. Ce sont les terreaux de nos écosystèmes, auxquels ils savent se relier et qu’ils arrivent à nourrir activement. Une capacité à participer activement et naturellement à leur écosystème que Simone Weil appelle l’enracinement. Non pas une tendance mortifère à vouloir se figer dans son passé, mais une pulsion de vie qui relie aux autres et au monde. Pour Simone Weil, l’enracinement est ainsi « le besoin le plus important et peut-être le plus méconnu de l’âme humaine » – que les leaders d’aujourd’hui doivent nourrir pour demain.
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