Il y a soixante ans, la crise des missiles de Cuba a failli plonger le monde dans la guerre nucléaire. Derrière cette crise : de l’incertitude, de la surprise et des croyances bien ancrées, altérant les prises de décision. Quelles leçons en tirer pour les dirigeants et leur organisation?
Le 16 octobre 1962 à 8h45, le président américain John F. Kennedy recevait des preuves photographiques irréfutables montrant que des missiles balistiques nucléaires soviétiques venaient d’être installés secrètement à Cuba. Ainsi commençait la crise des missiles de Cuba, au cours de laquelle le monde passa très près d’une guerre nucléaire.
L’activation de missiles nucléaires soviétiques sur une île située à moins de 150 km des côtes américaines, qui ne fut découverte que quelques jours plus tôt, aurait radicalement modifié l’équilibre des forces entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Elle fut finalement évitée grâce à la gestion habile de la crise par John F. Kennedy. Il sut résister à la proposition initiale de ses généraux de raser préventivement Cuba et fit en sorte que des options nouvelles émergent pour, finalement, choisir le blocus qui fit reculer les Soviétiques.
Si cette gestion est devenue un classique des études en management, et si elle est habituellement décrite comme un triomphe, il reste qu’elle naît avant tout d’une surprise stratégique pour l’organisation chargée de prévenir une telle surprise, la CIA.
Pendant des mois en effet, alors que l’opération massive et secrète était menée du côté soviétique et cubain, et malgré des preuves factuelles de plus en plus nombreuses, la CIA avait assuré au président que l’Union soviétique n’installerait jamais de missiles nucléaires en dehors de son territoire. Il a fallu un vol de l’avion espion U2, qu’elle avait pourtant estimé inutile, pour révéler l’opération.
Des croyances aveuglantes
Qu’est-ce qui explique une telle surprise ? En un mot, les croyances de la CIA, qui l’ont aveuglée. De nombreux civils et journalistes signalent les mouvements de troupes suspects à Cuba ? La CIA croit qu’on ne peut pas leur faire confiance. Des constructions inattendues à l’ouest ? La CIA ne sait pas ce que c’est, mais croit que ce ne peut être pour des missiles balistiques. Et, de toute façon, elle croit que Cuba n’a aucun intérêt pour les Russes ; et que ces derniers ne prendraient jamais un tel risque. Et la liste est longue. Les faits qui ne collent pas avec les croyances de l’agence américaine de renseignement sont systématiquement ignorés ou minimisés.
C’était il y a soixante ans, mais, aujourd’hui, rien n’a changé. Dans notre ouvrage Constructing Cassandra, Milo Jones et moi-même avons étudié quatre surprises stratégiques majeures subies par la CIA. Cela nous a permis de mettre en avant le rôle central des hypothèses dans l’aveuglement d’une organisation. Toute stratégie est en effet fondée sur des hypothèses à propos des constituants de son environnement : clients, concurrents, partenaires, modes d’organisation, etc. Ces hypothèses se traduisent notamment par un modèle d’affaire. Au cours du temps, celles qui se vérifient deviennent des croyances, puis des certitudes invisibles. C’est le fameux « On a toujours fait comme ça ! ».
Alors le modèle mental se fige ; il est vu comme universel et éternel. L’organisation n’est plus en lien avec la réalité changeante, qui finit par la surprendre, avec, parfois, des conséquences catastrophiques.
Notre travail, ces derniers mois, sur cette question avec les dirigeants de nombreuses organisations, en particulier depuis la pandémie et l’invasion de l’Ukraine, a largement confirmé ce mécanisme.
Parmi les modèles mentaux remis en question, on notera par exemple le fait que le télétravail était vu comme un avantage en nature accordé à ceux qui n’avaient pas vraiment d’ambition de carrière, qu’on pouvait s’approvisionner à l’autre bout du monde sans problème, que la Chine s’ouvrait inexorablement au monde, que l’inflation était une chose du passé, que les pénuries étaient réservées aux pays pauvres et dysfonctionnels, ou encore que les candidats se battraient pour entrer dans les grandes entreprises prestigieuses. Face à l’obsolescence de ces modèles et de bien d’autres, les entreprises sont désemparées, d’autant que les modèles alternatifs n’émergent pas facilement et, surtout, pas naturellement.
Quatre leçons à retenir
S’il est illusoire d’envisager que l’entreprise puisse éviter toutes les surprises, il est pourtant possible d’éviter celles qui peuvent raisonnablement l’être. Pour cela on peut tirer au moins quatre leçons de Cuba.
- Les modèles mentaux sont l’objet central de la décision :ils conditionnent la façon dont l’organisation donne un sens au monde, et donc construit sa stratégie, mais l’incertitude les rend obsolètes. S’ils ne sont pas identifiés puis, si besoin, ajustés, l’organisation se retrouve ne décalage avec la réalité et s’expose à une surprise.
- L’identification des modèles mentaux est toutefois difficile, car ceux-ci sont devenus invisibles par leur succès même; ils sont vus comme des évidences indiscutables.L’idée que Cuba ait une importance stratégique pour les Soviétiques paraît absurde à la CIA. Il faut donc fournir un effort délibéré d’exposition, qui se révèle très difficile au début. C’est ici que le leadership du dirigeant est crucial.
- L’ajustement des modèles mentaux est également difficile, car ceux-ci sont constitutifs de l’identité des individus et du groupe.Un trait identitaire marquant de la CIA est le scientisme ; il lui est très difficile de comprendre que l’opération à Cuba est en partie motivée par l’instabilité psychologique de Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du parti communiste de l’URSS, et par l’attachement émotionnel des leaders soviétiques pour Cuba. Autrement dit, elle doit admettre que les décisions ne sont pas juste un calcul froid, mais sont aussi le produit d’une dynamique humaine qui lui semble n’avoir aucun sens. Ce faisant, elle doit surtout accepter de remettre en cause une partie de son identité : « Nous sommes des scientifiques.»
- Les modèles mentaux sont plus forts que les données.Nous modifions rarement nos croyances en présence de données nouvelles ; nous filtrons les données pour maintenir nos croyances. La CIA a ignoré une montagne de données indiquant une opération d’envergure, car cela contrevenait à sa croyance selon laquelle jamais les Soviétiques n’installeraient de missiles nucléaires à Cuba. Ces données paraissaient tout simplement aberrantes. Accumuler des données est bien évidemment utile, mais ne résout pas le problème de l’aveuglement en incertitude.
Un impératif : la gestion délibérée des modèles mentaux
Ces quatre leçons peuvent se traduire concrètement dans l’organisation par une action sur deux axes. Le premier passe par le développement d’une nouvelle compétence managériale, la gestion des modèles mentaux. Il s’agit de former les managers à exposer, tester et ajuster les modèles mentaux individuels, collectifs (ceux de l’organisation) et sociétaux. Le second axe consiste à ancrer cette compétence dans une pratique régulière. Il ne s’agit pas d’organiser un « grand soir » des modèles mentaux, mais de faire que leur examen, qui n’est pas naturel, devienne une habitude au quotidien. Comme le brossage de dents, quelques minutes par jour peuvent avoir un grand impact au cours du temps.
Dans un monde d’incertitude et de surprises, la gestion des modèles mentaux doit donc devenir délibérée. Sinon, comme pour Cuba il y a soixante ans, même l’organisation la plus affutée et la plus experte s’expose tôt ou tard à une surprise importante aux conséquences potentiellement désastreuses.
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