Avec un montant cumulé qui dépasse les 80 milliards de dollars, le palmarès 2023 des milliardaires africains établi par Forbes témoigne de l’étonnante résilience de l’économie continentale. Décryptage.
Les années se suivent et se ressemblent pour les grandes fortunes africaines. En dépit du ralentissement économique actuel, du marché baissier qui a affecté les principales places financières de la planète et des chocs externes (pandémie de Covid-19, conflit russo-ukrainien, envol de l’inflation…), les milliardaires du continent ont vu la valeur de leur patrimoine global plutôt bien résister à la sinistrose ambiante avec une baisse de seulement 4 % au cours des douze derniers mois. Résultat, à 81,5 milliards de dollars, la fortune cumulée de ces « happy few » est à un niveau proche de ses plus hauts historiques en 2014, une année correspondant au sommet de la précédente bulle des matières premières et à une croissance continentale vigoureuse.
4,3 milliards de dollars de valeur moyenne par fortune
Certes, le club des milliardaires comptait alors un plus grand nombre de membres avec 28 personnalités recensées dans cette catégorie. Neuf ans plus tard, les détenteurs africains de fortune à 10 chiffres ne sont plus « que » 19, selon nos confrères de Forbes, mais valent en moyenne individuellement 4,3 milliards de dollars, contre 3,4 milliards en 2014. Une progression des valorisations qui, sur la décennie écoulée, doit beaucoup à la hausse continue des titres boursiers (qui ont toutefois fléchi au cours des derniers mois), ainsi qu’à l’accroissement structurel de la demande de produits allant des matériaux de construction aux articles de luxe. De fait, dans une perspective historique longue, rares sont les secteurs d’activité à ne pas avoir bénéficié de la vague économique montante qu’à connu le continent au cours des deux dernières décennies.
Télécoms, finance, distribution, agroalimentaire, construction & immobilier… Toutes ces filières auront contribué, à leur manière, à faire la fortune des grands capitaines d’industrie africains. L’explosion du marché des télécoms au cours des années 2000 aura par exemple généré dans son sillage la constitution de fabuleux patrimoines sur le continent (Sawiris, Adenuga, Mo Ibrahim mais aussi, à un niveau moindre, un Cheikh Yerim Sow en Afrique de l’Ouest). Aujourd’hui, les derniers arrivés de la liste (Benjelloun, Le Roux, Masiyiwa) sont en premier lieu actifs dans les secteurs financiers et technologiques ; un développement qui traduit mieux que de longs discours la force des dynamiques économiques en cours. Auteur de l’essai « Être milliardaire en Afrique »- à paraître aux éditions Présence Africaine- et par ailleurs ancien rédacteur en chef de Forbes Afrique, le journaliste camerounais Michel Lobé Ewané explique pour sa part ce mouvement structurellement haussier par le fait que la « décennie écoulée a été marquée dans de nombreux pays par une amélioration de la liberté d’entreprendre et du climat des affaires, […] ce qui justifie que « la richesse [soit] devenue quelque chose de tangible ». À une échelle plus large, il est par ailleurs intéressant de noter que les milliardaires africains sont d’abord des « self-made-men » (13 sur 19), ce qui correspond à un degré fort d’accumulation sur une génération, caractéristique d’économies en transition, au taux de croissance élevé.
Aliko Dangote, indétrônable numéro un
Pour la 12e année consécutive, le Nigérian Aliko Dangote est la personnalité la plus riche du continent, avec une fortune estimée à 13,5 milliards de dollars ; un chiffre en légère baisse par rapport au classement précédent (13,9 milliards de dollars en 2022). Ce trône, l’homme d’affaires originaire de Kano- habile par ailleurs à obtenir du pouvoir politique certains avantages de nature monopolistique – compte bien le conserver puisqu’il oriente désormais ses efforts vers une nouvelle activité, potentiellement très lucrative, le raffinage du pétrole. Avec son méga-complexe pétrochimique de Lekki, un colossal projet de 19 milliards de dollars qui aura nécessité plus de dix ans de chantier, le chiffre d’affaires du groupe Dangote- qui avoisine aujourd’hui les 4 milliards de dollars par an – pourrait, selon certains analystes du secteur, être multiplié par huit quand la raffinerie et l’usine d’engrais adjacente fonctionneront à pleine capacité. Un (nouveau) changement d’échelle pour le Napoléon des affaires africain, qui se répercutera forcément sur sa fortune.
À court terme cependant, la première fortune du continent est talonnée par l’héritier de la richissime famille sud-africaine Rupert, Johann Rupert (10,7 milliards de dollars de fortune), qui a construit initialement sa réputation dans l’industrie du tabac, avant de bâtir l’un des plus puissants groupes de luxe de la planète, le géant suisse Richemont (fabricant, entre autres, des montres Cartier et des stylos Montblanc). La nation Arc-en-ciel place par ailleurs un second magnat sur le podium, Nicky Oppenheimer – de l’illustre famille Oppenheimer, longtemps propriétaire du diamantaire De Beers – trustant la 3e place du classement avec une fortune estimée à 8,4 milliards de dollars.
La présence la plus remarquée cette année dans les rangs des milliardaires africains est toutefois celle d’un autre Sud-Africain, Christo Wiese. L’homme d’affaires, après avoir quitté les rangs des détenteurs de patrimoine à dix chiffres, au milieu d’un scandale comptable en 2018, est de retour au sommet après avoir poursuivi avec succès en justice le détaillant Steinhoff. Autre beau succès, celui du Nigérian Abdulsamad Rabiu (7,6 milliards de dollars), un autre magnat du ciment, qui suite à l’introduction à la Bourse de Lagos, en janvier 2022, de BUA Foods- sa filiale agroalimentaire – a encore ajouté 600 millions de dollars à sa cassette personnelle au cours de l’année écoulée.
Une fois n’est pas coutume, ce sont les mêmes grands pays africains qui affichent la plus forte concentration de très grandes fortunes, l’Afrique du Sud (6) et l’Égypte (5), suivis du Nigeria et du Maroc (respectivement trois et deux milliardaires). Autre constante, l’absence des femmes. La dernière à avoir figuré au classement, l’Angolaise Isabel Dos Santos, a disparu des radars en 2021. Nommée « première femme milliardaire d’Afrique » en 2013, la fille aînée de l’ancien président José Eduardo dos Santos- décédé en juillet dernier – a il est vrai vu dans l’intervalle nombre de ses avoirs gelés en Angola et au Portugal, celle-ci étant accusée en particulier par les autorités angolaises d’avoir « siphonné les caisses du pays ».
Demeure une question, essentielle : quel crédit accorder à ce type de palmarès ? Autant le dire tout net, la tâche consistant à réaliser une telle enquête est ardue. Les équipes de Forbes Afriques, qui se sont prêtées à l’exercice pendant plusieurs années, ne contrediront pas cette assertion. Une difficulté à « déceler » et quantifier qui n’est du reste pas propre au continent africain. Dans sa dernière édition annuelle des milliardaires de la planète, parue en avril, Forbes a par exemple comptabilisé 43 milliardaires français (en dollars) tandis que, quelques mois plus tard, en juillet, le magazine économique Challenges évaluait à 122 le nombre de milliardaires en euros (dont la valeur est quasiment égale au dollar) résidant dans l’Hexagone. Une différence de presque un à trois ! Idem en Chine, où l’éditeur de magazines Hurun Report évalue à 1133 le nombre de milliardaires en dollars résidant dans l’Empire du Milieu, alors que son confrère américain en recense 539, soit moitié moins.
Nul doute que ce type d’écart est aussi présent parmi les différents classements portant sur les grandes fortunes du continent, comme en témoigne l’estimation du nombre de milliardaires africaines- 46 – effectuée par le cabinet de recherche singapourien Wealth-X, dans sa dernière étude parue en juin. On l’aura compris, au vu de leur complexité intrinsèque, les palmarès de riches relèveront, pour longtemps encore, du domaine de la conjecture.
L’Afrique subsaharienne francophone, pas encore (officiellement) terre de milliardaires
Dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, point de milliardaire (en dollars) à l’horizon, si l’on en croit le dernier classement Forbes recensant les ultra-riches du continent. Et pour cause : dans les pays francophones plus qu’ailleurs sur le continent, « être riche reste une réalité où la suspicion côtoie l’admiration et la fascination », rappelle Michel Lobé Ewané, qui souligne aussi que « dans l’imagerie populaire, la richesse reste encore largement associée à l’idée de collusion avec le pouvoir politique ». Pas étonnant dans ces conditions que les principaux concernés aient peu d’appétence pour des enquêtes telles que celles menées par Forbes. En outre, le poids démographique tout autant qu’économique (qui va de faible à moyen) des nations de ces deux zones ne joue pas en faveur des aspirants milliardaires de ces régions. A contrario, les géants économiques que sont le Nigeria (215 millions d’habitants), l’Egypte (100 millions) et l’Afrique du Sud (60 millions) comptabilisent à eux trois les deux tiers des milliardaires africains (14 sur 19)! Il n’empêche, il y a tout lieu de penser que les plus puissants capitaines d’industrie d’Afrique francophone ne soient plus très loin de cette très symbolique barre du milliard de dollars. On suivra donc très attentivement les nouveaux nominés du classement Forbes au cours des prochaines années…
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