Organisation

Lieu, temps et subordination : redéfinir le triptyque du travail salarié

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The alarm clock on the desk and the laptop
L’actualité semble remettre en question le télétravail tant prisé par les salariés, qu’il s’agisse d’Amazon aux Etats-Unis ou d’Ubisoft en France. Ces décisions sont la conséquence d’un modèle hybride non abouti.

Or, pour être vertueux, le travail hybride demande d’être pensé et organisé dans toutes ses dimensions. Il faut penser à la fois l’espace de travail, le temps de travail et le lien de subordination, car toute transformation de l’un influencera les deux autres.

Télétravail, semaine de quatre jours, surveillance électronique : de nouveaux blocs redessinent l’architecture du salariat. Le fameux triptyque lieu, temps et modalité de contrôle doit bel et bien être réinventé.

Le travail à distance questionne le lieu de travail

Historiquement, les bureaux ont été conçus comme des lieux centralisés où l’activité du salarié s’effectue sous le regard de sa hiérarchie. Les lieux de travail s’inspirent alors du modèle de l’usine. La supervision est directe, les interactions synchrones. Ce modèle répond à une organisation hiérarchique parfaitement codifiée. Avec la mondialisation des systèmes productifs, mettant à distance lieux de décision et lieux de production, le fonctionnement de l’entreprise s’opacifie (« Réinventer le management des ressources humaines. Une métamorphose obligée », de Bernard Galambaud, Éditions Liaisons, 2014).

Ces transformations sont accélérées par le développement des outils numériques. Communication et coordination s’effectuent à distance, en synchrone et en asynchrone. Le travail se libère progressivement de son lieu d’exercice. Pourtant, les dirigeants restent prudents en matière de travail à distance, plébiscité par les salariés bien avant sa démocratisation. En effet, les risques en matière de sécurité des données, la crainte que les employés ne travaillent pas (ou pas assez, ou mal) lorsqu’ils ne sont pas “au bureau”, vont longtemps bloquer le développement du télétravail. En 2019, on ne compte que 7% des salariés français qui ont accès au télétravail.

En 2020, c’est sous la contrainte que les dirigeants adoptent le travail à distance. Cette expérience insolite confirme que nombre d’activités sont susceptibles de s’exercer en-dehors des espaces de travail traditionnels. Cependant, la transition vers le travail à distance a été brutale et de nombreux progrès restent à réaliser pour en capter le plein potentiel.

L’un des tout premiers risques consiste à dupliquer à distance ce qui était fait en présentiel. La flambée des risques psychosociaux à laquelle nous assistons est associée notamment à une suite ininterrompue de réunions à distance, plus contraignantes que les réunions en présentiel (apparition du terme “zoom fatigue”). La tentation de réaliser plusieurs tâches en même temps est renforcée par la distance avec le collectif de travail. On navigue ainsi aujourd’hui dans un environnement où les normes restent à définir (droit à la déconnexion, mode de fonctionnement des équipes, choix des outils, etc.).

La semaine de quatre jours questionne le temps de travail

La question du temps de travail est loin d’être nouvelle. Depuis le 19e siècle, le nombre d’heures travaillées diminue régulièrement dans les pays développés : en France, on est passé de 2 230 heures annuelles en 1950 à environ 1 600 heures en 2023, soit une réduction de près de 30 %. Cette baisse s’accompagne cependant d’une hausse continue de la productivité ; on produit davantage avec moins d’heures de travail.

Aujourd’hui, la remise en question du temps de travail s’intensifie, stimulée par des aspirations croissantes à l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle, et par la volonté d’une plus grande flexibilité. La semaine de quatre jours refait surface comme une solution prometteuse, testée dans plusieurs pays avec des résultats encourageants : en Nouvelle-Zélande et ailleurs en Europe, des dirigeants constatent des effets positifs, notamment une productivité accrue.

Toutefois, cette semaine de quatre jours peut prendre deux formes : une semaine de quatre jours, avec une réelle réduction des heures, ou une semaine en quatre jours, où le temps de travail est comprimé. Si la première approche promet une avancée vers un travail plus humain, la seconde risque de nuire à la qualité de vie en intensifiant la charge sur quatre jours. Pour que la version « idéale » de la semaine de quatre jours réussisse, une préparation rigoureuse est essentielle, comme le montre l’expérience de l’entreprise LITA. Cette réorganisation va au-delà des horaires : elle exige de repenser les processus internes pour garantir performance et bien-être.

La surveillance électronique questionne le lien de subordination

La discipline salariale, c’est historiquement du temps passé dans un lieu donné. Que se passe-t-il lorsque nous échappons à cette logique ? Dans le monde moderne, où les frontières entre le temps et l’espace physique de l’entreprise se dissolvent, que reste-t-il de cette discipline ? Aujourd’hui, surveiller électroniquement les collaborateurs – en suivant leur temps de connexion, leurs activités numériques, ou même leurs déplacements – est devenu courant, et cette pratique est souvent perçue comme une preuve de défiance. Cette surveillance soulève notamment des questions essentielles : où tracer la frontière entre vie privée et contrôle social dans le cadre professionnel ? (« Employee Surveillance Technologies: Prevalence, Classification, and Invasiveness », de Luc S. Cousineau, Ariane Ollier-Malaterre et Xavier Parent-Rocheleau, Surveillance & Society, 2023)

Cette question est essentielle car ce qui paraît enfermer pourrait, dans certains contextes, protéger. Dans des postes spécifiques, la surveillance pourrait ainsi faciliter le droit à la déconnexion, tout comme la sirène des usines d’autrefois marquait la fin de la journée de travail. À une époque où les technologies pénètrent toutes les sphères de notre vie quotidienne, les notifications incessantes, les e-mails et les réseaux sociaux sont devenus les « bourreaux de notre société ». Ces chercheurs décrivent ainsi le phénomène : nous ne sommes plus subordonnés à des managers directs, mais à des notifications. Ces alertes, qui s’imposent à nous, créent une nouvelle forme de subordination technique, une to-do list invisible qui dicte nos priorités (« Qu’est-ce que le digital labor ? », de Cardon et Casilli, INA, 2015).

Et ce phénomène va plus loin : c’est une sur-subordination, où nos faits et gestes sont constamment tracés par des applications mobiles, des systèmes de surveillance numérique. Le numérique transforme radicalement la notion même de subordination, brouillant les frontières entre le travailleur et le consommateur, entre l’employé et la machine. Ce brouillage s’est accéléré avec la pandémie, et l’explosion du télétravail qui l’a accompagnée. Un exemple frappant est illustré dans la série Severance, où une entreprise fragmente la mémoire de ses employés, séparant complètement leur vie personnelle de leur vie professionnelle. Lorsqu’ils travaillent, leur vie extérieure leur est inaccessible, et inversement. Cette fiction soulève une question cruciale : jusqu’où faut-il aller pour protéger ou surveiller ?

Les dirigeants ont aujourd’hui une chance rare : réinventer un modèle de subordination qui date de l’ère industrielle et peine à évoluer depuis. Le véritable défi n’est pas de définir un « nombre de jours de télétravail », ou d’attendre d’une technologie la solution miracle à tous les problèmes. Il s’agit de repenser, en profondeur, le travail lui-même. C’est la clé pour éviter la fragmentation des équipes, la surcharge cognitive et la tentation d’une surveillance un peu trop envahissante.

Pour dépasser une adaptation superficielle, les managers doivent disposer du temps nécessaire pour examiner en profondeur leurs pratiques dans un environnement hybride : comment intégrer de nouveaux collaborateurs ? quelles relations managériales imaginer ? comment faire monter en compétence chaque salarié ? quelle répartition entre l’homme et l’IA ? Si tout un chacun s’accorde sur l’importance de ces thèmes, force est de constater la difficulté à y consacrer le temps et l’énergie nécessaires. Pourtant, c’est uniquement lorsque ces pratiques seront réinventées que l’on pourra dessiner un modèle hybride porteur de sens tant pour les organisations que pour leurs salariés.

« Réinventer le Travail » est une série en deux parties explorant les transformations profondes du monde professionnel. Le second article abordera les nouvelles formes de travail, en particulier le nomadisme digital, et la quête de sens et d’autonomie qui attirent un nombre croissant de travailleurs vers des modèles alternatifs.

PAR Harvard Business Review France

admin
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