À l’occasion des récentes élections législatives, les questions de l’extrémisme, de la radicalité et de la rupture ont fait couler beaucoup d’encre. Si ces concepts sont souvent associés à la sphère politique, ils trouvent également leur place dans le monde de l’entreprise.
Selon le Larousse, l’extrémisme se définit comme le fait de « défendre les positions les plus radicales d’une idéologie ». Au sein des entreprises, cette notion se traduit par une remise en question du système actuel, centré sur la performance et le calcul, au profit d’une approche privilégiant le sens et les valeurs.
Depuis quelques années, de nombreux acteurs appellent à réenchanter nos organisations, en limitant un système focalisé sur la performance et le calcul, et en remettant du sens et des valeurs au cœur du management. Leur objectif : favoriser l’émergence de nouvelles formes organisationnelles, telles que les « entreprises libérées » ou les « sociocraties ». Ces modèles, qualifiés d’ « ouverts », reposent sur des principes fondamentaux de participation, de transparence et d’autonomie.
Ouverture, fermeture : une contradiction
La mise en place de ces nouveaux modes d’organisation n’est pas sans défis. Les entreprises doivent ainsi trouver le juste équilibre entre la priorisation des objectifs, les degrés de participation, de transparence et d’autonomie, tout en composant avec des attentes multiples. En effet, selon les principes de l’ouverture, ces processus organisationnels sont généralement décidés de manière collective (« Open Strategy: Dimensions, Dilemmas, Dynamics », de Julia Hautz, David Seidl et Richard Whittington, Long Range Planning, 2017).
La gestion de ces tensions et la préservation de l’ouverture organisationnelle semblent paradoxalement passer par l’application de critères de fermeture, voire d’exclusion (« The relation between openness and closure in open strategy », de Leonhard Dobusch, Leonhard Dobusch, in The Cambridge Handbook of Open Strategy, Cambridge University Press, 2019).
La formalisation de procédures ou la création d’une culture de l’auto-censure (auto-responsabilité), sont autant de moyens pour choisir le niveau de fermeture de son organisation. Bien que ces pratiques semblent en contradiction avec les principes de participation et de transparence, une certaine fermeture paraît inévitable. En effet, si elle n’est pas délibérément conçue par les membres de l’organisation, elle tend à émerger de manière informelle (« Openwashing: A decoupling perspective on organizational transparency », de Maximilian Heimstädt, Technological Forecasting and Social Change, 2017).
Cependant, cette perspective qui considère la fermeture comme un élément inhérent à l’ouverture demeure encore peu répandue, tant dans la littérature managériale que dans les initiatives ouvertes. La vision prédominante préconise, à l’inverse, une conception absolue et illimitée de l’ouverture, que l’on pourrait qualifier d’extrémiste. Dès lors, que se produit-il lorsque les membres d’une organisation rejettent toute forme de fermeture, au nom de leurs principes d’ouverture ?
La nécrose organisationnelle
Ma dernière étude examine la pérennité de l’ouverture organisationnelle, un enjeu fondamental dans le contexte actuel de remise en question et d’évolution des pratiques managériales. Pour comprendre ce qui se passe dans une organisation ouverte refusant d’appliquer toute forme de fermeture, j’ai ainsi mené une étude ethnographique dans une association.
Il y a quelques années, cette association a traversé une crise de gouvernance majeure. Le président fondateur a été critiqué pour son style autocratique, en contradiction avec les valeurs fondamentales de l’association. Pour remédier à cette situation, l’organisation a opté pour une approche plus participative, transparente et valorisant l’autonomie.
Malgré cette restructuration, l’activité de l’association a décliné rapidement. Les réunions et événements se sont raréfiés, et la dynamique reposait sur un petit groupe d’une quinzaine de personnes, alors que l’association comptait des centaines d’adhérents. Le taux de renouvellement des adhésions a également chuté, et des difficultés financières ont failli mettre l’association en péril.
Pour décrire ce phénomène de déclin, j’ai choisi d’utiliser la métaphore de la nécrose. En terme médical, elle désigne des lésions progressives et la mort prématurée de cellules, qui affectent généralement une zone limitée d’un tissu vivant, mais qui peuvent s’étendre à l’ensemble d’un organe.
Dans une organisation, le processus de nécrose est le résultat :
- d’une menace interne pour sa survie
- de l’auto-déclin de l’ouverture.
Les mécanismes de la nécrose organisationnelle
Trois mécanismes viennent nourrir cette nécrose de l’organisation : l’ouverture extrémiste, la dépersonnalisation et la déresponsabilisation.
1/ L’ouverture extrémiste
Au sein de l’association étudiée, l’extrémisme s’est traduit par une quête d’adéquation totale entre valeurs et pratiques d’ouverture. Cet engagement excessif alimente tout d’abord une forme idéologique de fermeture, à travers des critères d’exclusion normatifs visant à punir toute action qui refléterait un écart entre principes et pratiques.
Concrètement, cela s’observe via des critiques promulguées publiquement ou des comportements agressifs envers certains membres. Cette fermeture idéologique étant incongruente avec les principes d’ouverture, elle est régulièrement dénoncée par les nouveaux venus et les acteurs irréguliers (c’est-à-dire les membres qui assistent rarement aux réunions). Ainsi, les principes extrêmes d’ouverture contribuent à définir les problématiques à adresser, ou non, dans l’organisation.
Dans un second temps, les mécanismes de dépersonnification et de déresponsabilisation viennent alimenter le processus de nécrose en définissant les réponses adéquates à ces sujets.
2/ La dépersonnification
La dépersonnification combine des techniques de surveillance entre pairs pour contrôler l’adhésion aux valeurs d’ouverture. Par exemple, l’ordre du jour d’une réunion importante ne doit pas être établi à l’avance par email, mais le jour même, pour éviter toute possibilité d’exclusion. De plus, en pleine crise financière, il a semblé plus urgent de sanctionner un bénévole ayant dérogé au principe de non-mise en avant individuelle, plutôt que les responsables de la perte d’argent. La dépersonnalisation repose également sur des règles strictes, considérées comme le seul moyen de répondre aux problèmes en accord avec les principes d’ouverture.
3/ La déresponsabilisation
Le mécanisme de déresponsabilisation permet aux membres de mettre leurs problèmes de côté, tout d’abord en fermant délibérément les yeux sur certaines questions ou événements.
Ainsi, pour préserver le principe d’autonomie et d’absence de contrôle externe, rien ne fut reproché au trésorier lorsqu’il expliqua ne pas avoir suivi tous les mouvements comptables au cours de son mandat – bien que cela fasse partie de ses responsabilités. La déresponsabilisation repose aussi sur des comportements d’évitement, même lors de situations critiques, par exemple en refusant de rencontrer les différentes parties d’un conflit lors d’une démission collective.
La déresponsabilisation, en tant que processus amont de contrôle, est principalement observée lorsqu’un problème est identifié et des solutions potentielles discutées. Puis, lorsqu’une action est mise en œuvre, la dépersonnification incite les membres à évaluer sa congruence avec les principes ouverts et à concevoir des correctifs si l’adéquation n’est pas satisfaisante.
Les acteurs se concentrent donc essentiellement sur l’adéquation optimale avec les principes ouverts, au détriment de la résolution d’autres problèmes, même si ceux-ci menacent plus directement la survie de l’association. Ce processus de nécrose finit par paralyser l’organisation, menant ainsi à un cercle vicieux d’absence d’activité, de non-renouvellement d’adhésion et de démission pour protester, paradoxalement, contre l’incongruence des pratiques et des principes.
Découlant de principes extrémistes d’ouverture, la nécrose organisationnelle peut mener une organisation à sa perte. Pour la prévenir, les acteurs peuvent expliciter le sens donné à leurs valeurs organisationnelles – reflétant ainsi ce qu’ils choisissent d’exclure. Une autre solution consiste à dédier des espaces à la préparation d’activités, dans lesquels le dialogue idéologique est proscrit et relégué à une autre instance, pour ne pas entraver l’action.
Par Harvard Business Review France
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