Les pratiques actuelles en faveur de l’égalité hommes-femmes ont-elles du sens dans le système social indien ?
Dans un contexte où les entreprises doivent afficher leur bonne conduite en termes de diversité, les pratiques visant l’égalité hommes-femmes tiennent une place importante dans les politiques de DE&I (Diversité, Egalité et Inclusion). Or les marges de progrès restent importantes en Inde, un pays à la 127ème place sur 146 en matière d’égalité de genre, où les femmes représentent 24 % de la population active (contre 48,5 % en France) et sont rares dans le senior management (9 % chez Axis Bank, une banque indienne particulièrement volontariste en la matière contre 31 % en moyenne dans un groupe international tel que BNP Paribas). Si depuis 2013 la présence d’une femme est obligatoire dans les conseils d’administration, il s’agit souvent d’un membre de la famille qui n’a pas voix au chapitre (Indian Journal of Corporate Governance, Gagandeep Singh, 2020) et de femmes qui ne siègent pas dans les comités les plus stratégiques (« What happened when India mandated gender diversity on boards ? », HBR, février 2021). Face au constat de la faible représentation des femmes, les approches varient selon les entreprises.
Protéger plutôt que de donner l’égalité de chances
« A mes débuts, mes collègues masculins prenaient tellement soin de moi ! », se rappelle une salariée aujourd’hui à la tête d’un service de plus de 300 personnes. Une majorité d’entreprises indiennes ont des pratiques qui visent plus à protéger les femmes qu’à leur donner l’égalité, notamment dans le secteur industriel où le paternalisme prévaut. Aussi, quand on interroge les managers ou leurs équipes sur l’égalité de genre, une des premières mesures citées aussi bien par les femmes que par les hommes est la mise en place d’un taxi gratuit pour celles qui sont obligées de rentrer après 20 ou 21h à la maison.
L’environnement – aussi bien rural qu’urbain – est un danger tel pour les femmes qu’il est préférable qu’elles ne restent pas tard au travail. Les renvoyer au foyer au nom de leur protection plutôt qu’organiser le travail pour que personne n’ait à rester au bureau en soirée, à l’heure où les collaborateurs prennent le temps de discuter, est une manière d’écarter les femmes de cette opportunité de réseautage et de maintenir un ordre social qui réserve aux hommes les avantages de la vie professionnelle : prestige, reconnaissance, sécurité et autonomie financières.
Parce que l’entrelac entre rôles sociaux et professionnels dans la société indienne le permet, des entreprises comme Tata Power choisissent de célébrer les femmes au retour de leur congé maternité en les accueillant par un goûter et des cadeaux dans un rituel calqué sur celui de leur vie privée. Ce type d’initiatives paternalistes ne suffit pourtant pas à résoudre une question importante en Inde, celle du non retour au travail des femmes après la première maternité.
Beaucoup d’entreprises telles qu’Infosys, Mindtree ou encore Tata Group travaillent sur le « career gap » pour permettre aux femmes de reprendre le travail après un arrêt long. Comme dans d’autres pays, le manque de modes de garde est un obstacle mais les femmes désireuses de travailler subissent souvent la pression la famille dans une société où la place de la femme est à la maison et où y rester est loin d’être dévalorisant socialement.
Afin de tenter de faire contre-poids à la pression familiale, des sessions de sensibilisation incluant les conjoints sont mises en place par des entreprises telles que Tata Steel mais il est difficile d’en mesurer les résultats, d’autant plus que les biais inconscients persistent aussi au sein des entreprises : un manager de 40 ans dira, en parlant de son épouse à qui il a demandé de cesser de travailler après la naissance de leur premier enfant : «Elle a profité de sa vie professionnelle et maintenant, il est temps pour elle de profiter de la vie de famille ».
« Comment ce type de managers peuvent-ils pousser les femmes de leur équipe à continuer à travailler ? », déplore Sumedha, une jeune femme de 26 ans travaillant dans une grande entreprise de conseil.
Favoriser « l’empowerment » des salariées
Une autre approche est de responsabiliser les femmes et de les rendre autonomes. De nombreux programmes existent dans des entreprises indiennes telles que ITC, Sterlite Technologies, ou encore Godrej Consumer Products, où la priorité est d’accroître la confiance en elles des salariées, de les inciter à s’exprimer, à demander et à accepter des promotions. « Si tu es forte, c’est toi qui décides », répète-t-on aux salariées chez Bharat Forge.
Ces programmes d’« empowerment » prennent place dans un environnement fortement patriarcal et traduisent une logique qui consiste de la part des entreprises à accepter les normes sociales et à faire peser toute la responsabilité sur les femmes. C’est à elles de combattre les normes sociales : faire comprendre à leur famille qu’il est acceptable qu’elles travaillent, qu’une personne extérieure s’occupe de l’enfant et fasse la cuisine à leur place, qu’elles aient des déplacements professionnels ou se rendent à des événements le soir.
Entre l’entreprise aux pratiques volontaristes et la société, elles sont donc soumises à des injonctions contradictoires et à des conflits de rôles, par exemple quand elles doivent à leur tour élever une fille.
Or quand cette situation génère trop de tension, il est plus facile d’abandonner le travail que la famille… Des mesures censées améliorer l’égalité hommes-femmes peuvent donc s’avérer contre-productives.
Aménager permet-il d’offrir une réelle égalité de chances ?
Pour leur donner le temps de s’organiser, de nombreuses entreprises accordent aux femmes un congé maternité plus long que le minimum obligatoire (trois mois), d’autres autorisent largement les femmes, et notamment les mères, à télétravailler.
Ces mesures visant une meilleure articulation des temps sociaux des femmes favorisent leur maintien dans l’emploi mais les cantonnent aussi à une position périphérique qui ne menace pas la répartition inégalitaire du pouvoir. Finalement, ces mesures garantissent que, malgré une augmentation du nombre de femmes dans les effectifs, l’espace social de l’entreprise reste masculin : partout la « moindre disponibilité [des femmes] liée à leurs responsabilités familiales justifie de plus faibles responsabilités professionnelles » (« Temps professionnels et familiaux en Europe: de nouvelles configurations. Travail, genre et sociétés », de Rachel Silvera, 63-88.).
Selon nous, pour les entreprises indiennes, l’enjeu de l’inclusion des femmes se situerait plus dans une logique de performance que dans une logique sociale : en effet, à haut niveau de qualification, pourquoi faudrait-il se priver des jeunes femmes qui représentent plus de 60 % des diplômés du 3ème cycle à Delhi ? En revanche, un fort taux d’attrition des mères peu qualifiées n’impacte pas la performance, le taux de chômage des hommes s’élevant à 7,5 %.
L’enjeu paraît être plus fort pour les filiales des entreprises internationales occidentales qui doivent faire le grand écart pour soigner leur reporting RSE malgré le contexte social : quand la filiale indienne compte un tiers de l’effectif de l’entreprise, il est urgent de renforcer la présence des femmes pour ne pas voir les ratios chuter au niveau du groupe.
Chez Schneider, la proportion de femmes dans l’effectif indien est passé de 9 à 21 % en seulement trois ans. Quantitativement, les objectifs sont donc atteignables.
Mais qualitativement, les entreprises internationales sont-elles outillées pour dépasser deux forces contradictoires : une pression au développement des femmes au niveau macro et une autre, au niveau micro, qui travaille à préserver la structure patriarcale (« Women, education, and family structure in India » de Carol C Mukhopadhyay, Routledge, 2021)?
Comment dupliquer des politiques de DE&I dans un pays qui reconnaît depuis dix ans le troisième genre (ni masculin, ni féminin) mais où « l’acceptation de la diversité n’implique pas une égalité de statut ni une absence de discrimination », quels que soient les groupes discriminés (« l’Inde, société de réseaux », de Sandrine Prévot, éditions de l’Aube, 2021) ? Les normes internationales ne peuvent ignorer les contextes sociaux et culturels des pays auxquels elles s’appliquent.
Pour des raisons diverses, la mise en place de l’égalité entre les hommes et les femmes est un numéro d’équilibriste, tant pour les entreprises indiennes peu désireuses de bousculer le patriarcat établi que pour les entreprises internationales manquant de repères culturels.
Par Catou Faust
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