Par Isabelle Barth
Les différences de leadership entre hommes et femmes sont socialement construites. Pour briser le plafond de verre, il faut défaire les stéréotypes de genre qui limitent les femmes dans leurs ambitions.
Les hommes viennent de Mars (dieu de la Guerre dans la mythologie romaine) et les femmes de Vénus (déesse de l’Amour), c’est bien connu. C’est le titre d’un bestseller, paru en 1992. La promesse de l’auteur y est de mieux nous faire comprendre le « sexe opposé », en traitant les différences entre hommes et femmes d’un point de vue purement essentialiste.
Cette « naturalisation » des comportements et des compétences selon les sexes est une aubaine pour qui adore les petites cases qui permettent de mettre un peu d’ordre. Elle permet surtout de réduire la complexité d’un monde qui nous apparaît comme de plus en plus fragile, anxiogène, non linéaire et incompréhensible – pour reprendre le fameux acronyme BANII (‘Brittle’, ‘anxious’, ‘nonlinear’ and ‘incomprehensible’) du prospectiviste Jamais Cascio, en substitution au monde VUCA (‘Volatility’, ‘uncertainty’, ‘complexity’ and ‘ambiguity’), déjà dépassé.
Mais cet accord tacite (tu dis ce que je veux entendre) n’est pas une démonstration. Cet ouvrage a largement été mis en cause, particulièrement par les recherches en neurosciences. Ces recherches attestent des différences physiques entre des cerveaux d’hommes et des cerveaux de femmes mais réfutent l’idée d’un lien avec les différences de comportements, attribuées aux stéréotypes renvoyés par la société (« Neuromythes : cerveau masculin versus cerveau féminin », par Christophe Rodo, doctorant ATER Aix-Marseille Université, CNRS Le Journal, 2018).
Un leadership au féminin oui ? mais NON
Le leadership féminin est une question centrale dans le débat sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Affirmer qu’il existe un leadership féminin, c’est s’appuyer sur trois postulats (par essence non démontrés) :
- Les femmes ont des qualités, des compétences, des comportements spécifiques, dits féminins,
- Le monde du management (c’est-à-dire les hommes et les femmes au travail) a des attentes qui évoluent, et ces attentes de reconnaissance, de bienveillance, d’écoute, d’empathie sont d’essence féminine ;
- Il y a convergence entre les compétences managériales des femmes et les attentes des collaborateurs. Cette convergence si souhaitable ne peut que se faire, nous faisant entrer dans une ère où le leadership sera féminin ou ne sera pas. CQFD
On peut faire une synthèse de ce qui a été nommé le « principe masculin » vs le « principe féminin » dans le tableau ci-dessous :
Le problème est que ces affirmations sont des prophéties auto-réalisatrices. En effet, partir du principe que les femmes ont des spécificités en management, même souhaitables, conduit à les enfermer dans des attentes et des exigences qui les poussent à se conformer à ces spécificités. Si elles ne le font pas, elles sont exclues de certains univers professionnels. Rappelons-nous le motif de licenciement d’Isabelle Kocher de son poste de directrice générale d’Engie : un « manque d’intelligence émotionnelle ». Aurait-on pu imaginer ce motif pour un homme ? Rien n’est moins sûr.
Pour ne pas tomber dans ce piège de la naturalisation qui ne mène à rien, il nous faut relire quelques ouvrages, puiser dans des recherches en anthropologie, ou encore en histoire.
Au commencement était le leadership au masculin
Une analyse de l’histoire du leadership à travers les écrits et les œuvres d’art ne peut que conduire à une conclusion : les hommes ont toujours occupé les postes de leadership dans tous les domaines de la société, qu’ils soient politiques, militaires, économiques, artistiques ou culturels. Au cours des siècles, les femmes remarquables ont été invisibilisées ; à l’exception de quelques cas isolés tels qu’Elizabeth Ire, Jeanne d’Arc, Marie Curie ou Margaret Thatcher. Ces exceptions ne font que confirmer la règle générale : les femmes ont été systématiquement sous-estimées et leurs contributions à la société ont été occultées. Le fameux effet Matilda.
L’EFFET MATILDA
L’effet Matilda, nommé ainsi par l’historienne des sciences Margaret Rossiter, désigne le déni, la spoliation ou la minimisation récurrente et systémique de la contribution des femmes à la recherche scientifique, dont le travail est souvent attribué à leurs collègues masculins.
La visite du Louvre, la galerie de la Guerre au château de Versailles et la lecture des grands traités politiques nous renvoient à une conception du leadership qui est non seulement masculine, mais aussi viriliste, c’est-à-dire mettant en avant la conquête, l’espace, la force et l’arrogance. Ce qui fait dire à Simone de Beauvoir dans son célèbre essai, « Le deuxième sexe », écrit en 1949 : « La femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle : elle est inessentielle en face de l’essentiel. Il est le sujet, il est l’absolu, elle est l’autre. »
Pour exister, les femmes, dans la conquête du leadership ont dû se construire « en contre ». C’est ce que nous démontre l’anthropologue Françoise Héritier : « La valeur et ce que nous appelons le masculin et le féminin, relève du regard que porte l’humanité sur le rapport des sexes et des explications qu’elle donne de cette dualité (…) En découlent des jugements de valeur, des règles de comportement comme le partage des tâches, bref tout ce qui fait les oppositions que l’on considère comme naturelles mais qui ne le sont pas » (« Masculin/féminin. La Pensée de la Différence », Paris, Odile Jacob, 1999).
La biologie et les neurosciences, qui ont longtemps été utilisées pour justifier les différences essentielles entre les sexes, remettent aujourd’hui en question des vérités qui semblaient acquises. On cherche toujours à identifier le neurone de l’empathie, tout comme on cherche toujours à prouver que l’ocytocine expliquerait la bienveillance naturelle des femmes (« Hommes, femmes : avons-nous le même cerveau ? », de Catherine Vidal, Le Pommier, 2007).
Comme l’affirme la neurobiologiste Catherine Vidal : « Oui, il y a des différences entre un cerveau masculin et un cerveau féminin… mais autant qu’entre le cerveau d’un individu et celui d’un autre, qui ne cessent de se façonner selon leur environnement et leurs expériences cognitives respectives. »
Les recherches montrent d’ailleurs que les femmes ne se comportent pas différemment des hommes lorsqu’elles sont en situation de libre expression, c’est-à-dire lorsqu’elles sont entourées d’autres femmes. De façon contre-intuitive, celles qui ont étudié dans des écoles non mixtes ne développent pas cette auto-censure que l’on peut observer dans des populations mixtes.
Ainsi, quand ils se posent la question “les femmes seraient-elles plus morales que les hommes ?”, les philosophes concluent rapidement que la réponse n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. L’historienne Elissa Maïlander confirme cette conclusion dans son étude sur la violence des femmes gardiennes dans les camps de concentration pendant la seconde guerre mondiale.
L’absence de femmes au pouvoir est une inégalité qui s’est construite au fil du temps. À quel moment a donc commencé ce processus ?
Comment avancer dans la réalité d’un leadership au féminin sans assignation ?
Les différences de traitement entre les filles et les garçons commencent dès l’enfance. Ces différences sont souvent inconscientes, mais elles sont bien documentées. Par exemple, les parents ont tendance à réagir différemment aux pleurs d’une fille et d’un garçon.
À l’école, les garçons sont ensuite encouragés à être créatifs, tandis que les filles sont davantage attendues sur leur capacité à apprendre par cœur et à réciter les leçons. À la récréation, les garçons occupent l’espace en jouant au football, tandis que les filles sont reléguées à des jeux plus calmes en périphérie. Certaines petites phrases, si communes et répétées, contribuent également à façonner des comportements différenciés : « Un garçon ne pleure pas », « Une petite fille est sage ».
On pointera aussi la question des manuels scolaires et leur vision genrée de la société (« Le genre dans les manuels scolaires français. Des représentations stéréotypées et discriminatoires », de Sabrina Sinigalia-Amadio, Tréma, 2011). Plus tard dans les études, ce sont les choix de carrière qui interrogent. Ainsi, d’année en année, malgré les efforts répétées d’associations de femmes (comme « Femmes ingénieures » ou « Elles bougent »), les écoles d’ingénieurs plafonnent à 28 % de filles dans leurs rangs. Alors que les masters en Ressources Humaines sont presque entièrement féminins.
Les études et les métiers sont genrés. Les femmes sont plus souvent orientées vers des professions tournées vers l’autre, telles que la médecine, la justice, les métiers d’aide à la personne et la pédagogie. Les hommes, quant à eux, sont plus souvent orientés vers des professions techniques, telles que l’ingénierie, la finance, l’informatique et l’intelligence artificielle. Cette répartition genrée des professions a des conséquences sur leur valorisation. Les métiers entièrement féminins sont, en effet, souvent moins valorisés que les métiers masculins (« La féminisation d’une profession est-elle le signe d’une baisse de prestige ? », de Marlaine Cacouault-Bitaud, Travail, genre et sociétés 2001/1 (N° 5), pages 91 à 115).
Les pays qui sont volontaires dans le domaine affichent des taux bien supérieurs à la France : c’est le cas de de l’Algérie (48,5%), du Pérou (47,5%), de l’Uruguay (45,09%) ou encore de la Tunisie (44,2%) (« Rapport Unesco sur la science », chapitre 3 : « Vers une diminution des disparités hommes-femmes dans la science et l’ingénierie ? », de Sophie Huyer, Unesco, 2017).
Pour que la situation évolue, il est nécessaire de s’attaquer aux stéréotypes de genre dès le plus jeune âge. En effet, le monde du travail, qui accueille des adultes, ne peut pas changer des croyances qui sont déjà bien ancrées. Un moteur puissant de l’égalité femmes-hommes à des fonctions de gouvernance est également la remise en cause de cette vision de compétences féminines, qui obligent les femmes à se poser « en contre ».
En conclusion, les femmes managers étouffent sous les clichés, les croyances, les impensés qui les maintiennent dans leur condition de femme, les obligeant à développer des stratégies alternatives pour se faire admettre au sommet du pouvoir. Hillary Clinton, femme puissante s’il en est, avait affiché dans son bureau la sentence suivante : « Look like a girl, act like a lady, think like a man, work like a boss » ( » Ressemblez à une fille, agissez comme une dame, pensez comme un homme, travaillez comme un patron « ). C’est tout dire !
Si le plafond de verre doit être brisé, c’est aussi le plancher collant qui doit être démonté. Ce conditionnement doux scotche les filles puis les femmes au sol, les empêchant de se trouver d’emblée pleinement légitimes pour une promotion, un poste de responsabilité ou de pouvoir.
Dans un monde où les genres deviennent plus fluides, il est temps de construire d’autres référentiels de compétences et de comportement en matière de leadership, en fonction des objectifs et des projets, pas du sexe, ni du genre. Il faut oublier le syndrome de la bonne élève. « I am not bossy, I am the boss » (“Je ne suis pas autoritaire, c’est moi la cheffe”) doit être le nouveau mantra. Comme l’écrivait Michel Foucault : « Désormais, les identités ne doivent plus se définir par des origines mais par des trajectoires ».
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