Carrières

Quand les cadres ne croient pas en leur talent

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Par Jean Pralong

Les cadres français sont sans doute talentueux. Mais le savent-ils ? Une étude montre que leur vision élitiste du talent pourrait les exclure de nombre d’opportunités.

Le terme de talent est partout. Dans les offres d’emploi, dans les pratiques de GRH et même dans l’éducation nationale ou les politiques d’insertion, on invoque les talents. Les travaux précurseurs du cabinet McKinsey, dans les années 1990, n’ont donc pas seulement créé une mode : ils ont construit une icône du management qui, trente ans plus tard, continue d’imprégner les esprits.

Il faut des « talents » pour dépasser les crises, pour accompagner la croissance, pour inventer le travail d’après-COVID, ou pour survivre à la récession (« Making talent a strategic priority », de Matthew Guthridge, Asmus Komm et Emily Lawson, McKinsey Quarterly, 2008).

Talent et ambiguïtés : vient-il des individus ou des organisations ?

Les « talents » sont donc les détenteurs des ressources attendues par les entreprises. Mais là s’arrête la clarté et commence l’ambiguïté (« Le talent en débat », de Pierre-Michel Menger, PUF, 2018). Quelles sont ces ressources qui font le talent ? Et les attentes réelles des entreprises rencontrent-elles l’image que s’en font les cadres ?

Une lecture radicale pourrait supposer que le talent est intrinsèque à certains individus et que le rôle des organisations s’effacerait derrière lui. Plus encore, en attribuant aux individus talentueux la capacité à provoquer des innovations de rupture, le talent pourrait s’opposer aux inerties organisationnelles. Plusieurs travaux ont montré, en appui à cette thèse, que les différences de performances entre individus sont fortes. Reste que cette approche attribue la performance à des causes internes et stables aux individus, ce qui est contestable.

La gestion des talents se joue-t-elle dans le marché interne ou marché externe ?

Comment la gestion des talents s’articule-t-elle avec la gestion des carrières ? Se joue-t-elle sur les marchés internes ou sur les marchés externes ? Dans le premier cas, l’enjeu est de développer les individus. Il revient donc à gérer les potentiels. Dans le second cas, c’est le recrutement de « hauts performants » qui prévaut.

Dit autrement, gérer le talent dans les marchés internes consiste à les construire ; les gérer sur le marché externe revient à les acheter prêts à l’emploi, selon l’opposition « make or buy » bien connue des stratèges (« La gestion des talents au regard de l’évolution des carrières: Proposition de cartographie des courants de la gestion des talents : Les nouvelles carrières », de Loïc Cadin, Carriérologie, 2013).

Dans le premier cas, le talent est une caractéristique de l’économie de la connaissance : les organisations, pour être compétitives, doivent construire un patrimoine de savoirs, compétences et ressources qui leur sont spécifiques. Dans le second cas, le talent est un actif de type financier, caractérisé par sa valeur de marché et sa rentabilité à court terme.

L’usage du terme de talent varie entre les organisations ; mais il diffère aussi, pour une même entreprise, selon les cibles auxquelles il s’adresse. L’usage interne, qui s’incarne par des pratiques de GRH, n’est pas toujours le même que l’usage externe qui relève de la marque employeur.

Le talent selon les cadres

Comment l’idée de talent est-elle utilisée par ceux qui en sont les gestionnaires (les équipes RH), ceux qui en sont les stratèges (les dirigeants) et, enfin, ceux qui en sont les cibles (les cadres) ? Telle était la question à laquelle l’étude synthétisée dans cet article voulait répondre.

De fausses synthèses d’entretiens annuels ont été présentées à 499 cadres français. Les répondants devaient indiquer si le profil présenté était ou non un talent. Nos fausses synthèses étaient construites de façon à faire varier ce qui définit un talent (le potentiel demain ou les performances aujourd’hui), la raison d’être d’un talent (l’excellence aujourd’hui ou la transformation, le terrain de jeu de la gestion des talents (le marché interne ou le marché externe).

Deux sous-groupes se distinguent nettement. Pour le premier, les talents sont des potentiels à détecter mais pas à développer ; leur rôle sera de transformer l’entreprise ; c’est grâce au marché externe qu’on peut les trouver. C’est l’approche exclusive.

Un deuxième sous-groupe définit le talent par ses performances et son excellence à court terme ; on les trouve dans le marché interne ; l’enjeu est de les développer. Cette approche inclusive : ici, le talent est synonyme de compétences à construire au service de l’entreprise d’aujourd’hui.

L’approche inclusive est caractéristique de 78,8% équipes RH et de 75,1% des dirigeants. Réciproquement, l’approche exclusive est majoritairement celle des cadres d’autres fonctions (81,3%). Il existe donc un clivage et, peut-être, une incompréhension. Les cadres s’inscrivent dans une logique exigeante et sélective : pour eux, le talent est rare ; il se recrute majoritairement dans le marché externe. Pour les équipes RH et les dirigeants, le talent est une ressource à développer chez chacun.

L’existence de dissensus au sujet du talent ne doit finalement pas surprendre, tant l’omniprésence de ce terme va de pair avec son ambiguïté. Un terme employé de façon si récurrente mais, aussi, de façon si allusive ne peut que créer de la confusion. Mais la nature du dissensus est inquiétante. Quels comportements peut-il engendrer ?

Tout se passe comme si les cadres adhéraient à une lecture sélective et élitiste du talent. Derrière ces représentations, on peut aisément imaginer une poignée d’individus, détenteurs de parcours sans fautes et de diplômes prestigieux, eux-mêmes issus de l’élitisme scolaire à la française, qui n’auront aucun mal à s’identifier à ces « talents » rares. Ceux-là se sentiront concernés par les offres d’emploi ou les actions RH qui s’adressent aux talents. Restent les autres, les cadres aux parcours plus banals, qui auront plus de mal à se sentir concernés par ces pratiques RH qui, pourtant, les concernent.

Pour lutter contre cette ségrégation en germe, l’heure est sans doute à la clarification. Le rôle des entreprises est sans doute de donner du contenu au terme de “talent”. Et si l’on parlait simplement de compétences ?

 

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