Carrières

Le CDI : un confort qui mène à l’immobilisme ?

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Par Fanny Nusbaum

Stabilité ou autonomie, un dilemme moderne ? Découvrez une perspective inédite sur l’évolution de notre rapport au travail.

L’histoire du salariat, c’est l’histoire de la sacralisation de l’individu. En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen officialisait la notion d’ « individu » en proclamant les droits inaliénables et universels de tous les citoyens. Nous sommes tous devenus des êtres à part entière, hors castes, hors ethnie, hors communauté. En soi, c’est merveilleux.

Puis, petit à petit, l’individu est devenu une « individualité » que la société avec, en première ligne, l’entreprise, est désormais sommée de nourrir, de respecter, de protéger, coûte que coûte.

En 2022, 73% de la population active bénéficie d’un contrat de travail à durée indéterminée (CDI, INSEE, Enquête emploi 2022), ce qui signifie que, dès son embauche, un salarié ne peut plus perdre son emploi que s’il commet une faute ou si son employeur est prêt à lui verser une somme d’argent significative. La loi du 13 juillet 1973 oblige ainsi l’employeur à justifier d’un « motif réel et sérieux » pour se séparer d’un salarié.

À ce jour, un salarié en CDI bénéficie chaque année d’environ 133 jours de repos rémunérés par son employeur, soit plus d’un tiers de l’année. Par ailleurs, la loi El Khomri du 8 août 2016 de « droit à la déconnexion » sacralise ce temps de repos en imposant à l’employeur de ne pas solliciter l’employé en dehors de ses horaires de travail.

Le salaire, actuellement, correspond un nombre d’heures passées à son poste de travail — typiquement 7 heures par jour — et non pas à une mission spécifique à accomplir. La rémunération se voit ainsi totalement décorrélée de la tâche à accomplir et perd de fait son sens initial. Dès lors que le salarié a passé le temps règlementaire à son poste, il est considéré comme ayant travaillé, quelle que soit la qualité de son travail, si tant est qu’il n’a pas commis d’erreur grave aux yeux de la loi (et non pas aux yeux de son employeur). Il se voit donc rémunéré en conséquence de la durée de sa présence au travail.

Le CDI, une protection excessive ?

Parmi les bénéfices du CDI, on notera aussi l’obligation de l’entreprise à assurer pour tout salarié son bien-être social, par des espaces de communication et d’expression de chaque individualité (avec des tapis et des poufs colorés), mais aussi sa bonne santé physique et mentale, par des temps médicaux dédiés. Depuis peu (Cass. Soc. 13 septembre 2023, n° 22-17.340 à 342, n° 22-17638, n° 22-10529), d’ailleurs, les périodes d’arrêt maladie ou d’accident non professionnel sont obligatoirement considérées comme travaillées, pour permettre au salarié d’acquérir des congés payés par l’entreprise durant ses absences. Dans cette obligation de garantir le bien-être et l’épanouissement professionnel de ses salariés, l’entreprise doit aussi prévoir un congé individuel de formation et un « crédit formation individualisé »…

L’employeur se voit donc soumis à un véritable casse-tête du fait du poids de la règlementation du CDI, devenu son cauchemar (« Pourquoi les employeurs choisissent-ils d’embaucher en CDD plutôt qu’en CDI ? », de Véronique Remy, DARES Analyses, 2017).

Côté salarié, le CDI s’impose ainsi comme un milieu de travail protégé. On se rêve indépendant et entrepreneur, mais on choisit plus volontiers le salariat en CDI pour la stabilité qu’il procure par la facilitation d’un emprunt à la banque, l’assurance d’une entrée d’argent récurrente et prévisible, le tout dans un environnement toujours connu et tenu à une obligation de bienveillance envers soi.

Mais ôter le maximum de stress possible à un individu revient à lui couper les ailes. L’entreprise, en contrepartie de la protection qu’elle lui offre, demande au salarié de s’investir comme un individu tout à fait autonome, force de proposition, indépendant, volontaire et souverain. Ce qui lui est impossible, puisqu’on le prive du stress nécessaire à son accomplissement (« Effects of stress throughout the lifespan on the brain, behaviour, and cognition », de S. J. Lupien, B. S. McEwen, M. R. Gunnar, & C. Heim, « Nature Reviews Neuroscience »,2009).

Autrefois, il fallait parcourir des kilomètres à pied pour atteindre son école, son travail, sa proie, son église. Aujourd’hui, nous avons la possibilité de ne plus nous lever d’un fauteuil de la journée, entre le canapé et le siège de voiture, puis entre le siège de voiture et la chaise d’école ou de bureau. Résultat ? Nous voilà tous à nous inscrire à la salle de sport pour aller retrouver l’inconfort perdu. Mettre notre corps à mal, parce qu’il en a besoin. En d’autres termes, ça fait mal, et c’est ça qui fait du bien.

Autrefois, la malnutrition par le manque guettait l’immense majorité d’entre nous. Aujourd’hui, en occident, c’est la malnutrition par le trop qui nous tue. Résultat ? Nous voilà tous à nous lancer dans le jeûne et autres régimes pour éprouver notre corps et lui faire retrouver ses forces par le manque et l’inconfort.

Autrefois, la vie était naturellement semée d’embûches et d’inconfort. Des semaines ou des mois passés sur des chemins périlleux, dans des conditions éprouvantes. Aujourd’hui, nous habitons et parcourons le monde dans le confort de moyens de transport rapides et sûrs. Résultat ? Nous voilà tous à rechercher le danger, l’aventure dans des expéditions extrêmes, à escalader des montagnes et à traverser des déserts, cherchant à ressentir à nouveau l’adrénaline que nous subissions pourtant alors (« The ecology of human fear: survival optimization and the nervous system », de Dean Mobbs, Cindy C. Hagan, Tim Dalgleish, Brian Silston et Charlotte Prévost, Frontiers in Neuroscience, 2015).

L’inconfort, une quête nécessaire pour donner du sens ?

Autrefois, la communication nécessitait des efforts et de l’attente. Écrire une lettre, la faire envoyer, attendre des jours, voire des semaines ou des mois pour une réponse. Aujourd’hui, avec la communication instantanée, nous avons perdu l’inconfort de l’anticipation et le frisson de l’attente. Résultat ? Nous voilà tous à redécouvrir le plaisir de l’écriture manuscrite, à envoyer des cartes postales, à pratiquer la calligraphie, cherchant à retrouver la magie de l’attente, de la persévérance et de la patience.

Plus on brigue le confort, plus on sacrifie l’intensité. Le sens. L’excitation. L’enthousiasme. La qualité. Le bien-être. Plus on demande et obtient de béquilles, plus on s’éloigne d’une existence (« The Impact of Challenge and Hindrance Stressors on Thriving at Work Double Mediation Based on Affect and Motivation », de Yi Yang et Xiang Li, Frontiers in Psychology, 2021).

La société entière pâtit des commodités humanistes. De la bienveillance de supermarché. De la vulnérabilité choyée comme la dernière tendance (« L’art de l’Excellence : en finir avec la dictature des humanistes », de Fanny Nusbaum, Éditions Alisio, 2023). Les salariés en CDI, c’est-à-dire la majorité des travailleurs, en paient le prix fort, de leur prison dorée. Le confort a éliminé le stress aigu, les coups au cœur liés à l’incertitude. Mais l’a remplacé par un mal plus sournois et plus délétère, le stress chronique, celui d’une vie globalement insatisfaisante, protégée mais sans excitation, sans défis ; avec des relations tièdes et des calories vides.

Au bout du compte, le CDI, par un excès de confort, est devenu un véritable objet de discorde entre l’employeur et le salarié et la source d’un mal-être profond des uns et des autres, sur fond de protection, de respect et de bienveillance. Le confort a tué l’envie des salariés et relégué les dirigeants à un rôle de nounou que la société, avec son bras armé, la RSE, leur impose.

En somme, le CDI, dans sa quête de sécurité et de confort, a enfermé les hommes. Il a certes offert une stabilité rassurante, mais à quel prix ? Celui de l’immobilisme, du contentement, de la rancœur et de l’ennui. Le CDI s’impose comme une sacralisation de la routine, étouffant créativité, ambition, audace et innovation. Le confort du CDI, c’est le confort de l’inaction face à l’appel du risque, celui qui fait battre le cœur de l’entrepreneuriat. Une ironie du sort moderne : en cherchant à tout prix à éviter le risque, on risque justement de passer à côté de la vie.

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