Lars Rebien Sørensen, P-DG de Novo Nordisk, élu meilleur P-DG de l’année, explique pourquoi il ne croit pas dans la diversification, pourquoi une rémunération excessive nuit à la capacité de diriger d’un P-DG, et pourquoi la responsabilité sociale d’entreprise sera payante à long terme.
DEMANDEZ AUX P-DG pourquoi leurs entreprises connaissent un tel succès, et ils attribueront généralement cette réussite à une brillante stratégie exécutée de manière intraitable et méthodique. Mais si vous demandez à Lars Rebien Sørensen, de Novo Nordisk, quelles forces l’ont propulsé au sommet du classement 2015 des meilleurs P-DG du monde établi par HBR, il évoque quelque chose de très différent : la chance. Basée à Copenhague, Novo Nordisk a été fondée en 1920 pour produire de l’insuline, un médicament qui venait d’être découvert. Depuis, la demande d’antidiabétiques a explosé. Aujourd’hui, près de 400 millions de personnes souffrent du diabète. L’entreprise contrôle actuellement près de la moitié du marché des produits à base d’insuline, qui se classent directement en deuxième position derrière les médicaments anticancéreux dans la catégorie des produits pharmaceutiques connaissant la croissance la plus rapide. L’entreprise s’est également fait une place sur le marché des hormones de croissance, des traitements hormonaux substitutifs et des traitements de l’hémophilie.
Lors d’une conversation couvrant un large éventail de questions avec le rédacteur en chef de Harvard Business Review, Adi Ignatius, et le journaliste Daniel McGinn, Lars Rebien Sørensen a décrit son approche particulièrement modeste du leadership – une approche qui serait considérée comme atypique aux Etats-Unis, mais pas nécessairement dans les pays scandinaves.
HBR: Votre entreprise est-elle trop tributaire du traitement d’une seule maladie ?
Lars Rebien Sørensen :
Des personnes de l’extérieur viennent parfois nous voir et nous disent : « Vos revenus dépendent à 80 % du traitement du diabète : vous devriez vous diversifier. » Mais j’ai toujours considéré qu’il valait mieux s’attaquer à ce que l’on connaît, faire ce que l’on sait bien faire. Nous avons testé de nombreuses stratégies de diversification par le passé, mais elles se sont soldées par des échecs en raison de l’incertitude scientifique et commerciale inhérente à notre secteur d’activité et de notre propre naïveté. Notre développement a été totalement organique.
HBR: Avez-vous jamais envisagé de vous diversifier dans des secteurs adjacents ?
Lars Rebien Sørensen : Depuis que j’ai rejoint l’entreprise, il y a 33 ans, j’ai pris part à certaines des erreurs les plus stupides que nous ayons pu faire. L’une des pires fut d’essayer de pénétrer le marché de la surveillance glycémique. Tout le monde disait : « C’est logique. Vous êtes spécialisés dans le diabète. Vous devriez vous mettre à la surveillance glycémique pour offrir à votre clientèle une gamme de produits plus large. » Mais la technologie associée à la surveillance glycémique est différente. Le cadre réglementaire est différent. Les ventes et la distribution sont différentes. Nous n’aurions jamais pu réussir. Je pourrais citer un grand nombre d’exemples similaires. C’est pourquoi, depuis 20 ans, nous nous spécialisons dans le domaine que nous maîtrisons vraiment.
HBR: Qu’adviendra-t-il de votre entreprise si l’on parvient à guérir le diabète ?
Lars Rebien Sørensen : Après mon arrivée au poste de P-DG en 2000, j’avais prédit que l’on guérirait le diabète en l’espace de 15 ans. Cela nous demandera encore 15 ans. Mais c’est l’objectif ultime. Je dis à mes employés : « Si nous parvenons à guérir le diabète et que nous perdons une large part de notre activité, nous pourrons en être fiers, et vous n’aurez aucun mal à retrouver du travail. Nous aurons œuvré à la réalisation du plus grand service social que toute entreprise pharmaceutique puisse fournir, ce serait là quelque chose de phénoménal. »
HBR: Vous commercialisez un médicament vital à des prix différents selon les pays. Comment gérez-vous cela ?
Lars Rebien Sørensen: Quand j’ai repris les rênes de la société, l’industrie pharmaceutique traversait une crise de relations publiques majeure en Afrique du Sud en raison de la tarification des médicaments contre le VIH/sida. Nous ne vendions pas ces médicaments, mais ce problème m’a amené à me poser la question suivante : « Et si le conflit avait porté sur les antidiabétiques ? Comment aurions-nous réagi ? » L’une de nos réponses fut de fonder une organisation à but non lucratif indépendante, la Fondation mondiale du diabète. Son objectif est de développer les compétences dans les pays où le diabète est mal traité. Nous prélevons une part des recettes sur la vente de chaque ampoule d’insuline et la reversons à la fondation. La fondation octroie des subventions en Asie de l’Est, dans certains pays d’Amérique latine et en Afrique. Depuis sa création, les critiques des ONG à notre encontre ont complètement cessé.
HBR: Votre stratégie consistant à commercialiser à la fois des médicaments génériques et des produits très différenciés est inhabituelle.
Lars Rebien Sørensen: Les consultants vous diront que les entreprises ne devraient pas faire ça – que cette stratégie ne fonctionne pas. Mais elle est le garant de notre réputation. C’est dans notre intérêt de disposer de produits génériques et d’insuline d’origine humaine de grande qualité, pour les pays et les populations qui n’ont pas les moyens d’acheter les produits élaborés que les patients plus riches désirent.
HBR: Pourquoi mesurez-vous les résultats au moyen d’une triple approche ?
Lars Rebien Sørensen: Notre philosophie est que la responsabilité sociale d’entreprise n’est rien d’autre que la maximisation de la valeur de votre entreprise dans le temps, car, à long terme, les problèmes sociaux et environnementaux deviennent des problèmes financiers. Il n’y a vraiment rien de magique là-dedans. Et Novo Nordisk est en partie détenue par une fondation danoise qui nous oblige à maximiser la valeur de l’entreprise à long terme.
HBR: Comment les problèmes sociaux et environnementaux deviennent-ils des problèmes financiers au fil du temps ?
Lars Rebien Sørensen: Si nous continuons à polluer, des réglementations plus strictes seront imposées et le coût de la consommation énergétique sera plus élevé. La même chose s’applique sur le plan social. Si nous ne traitons pas bien nos employés, si nous ne nous comportons pas en entreprises socialement responsables dans nos communautés locales, et si nous ne proposons pas de produits à bas prix aux pays les plus pauvres, les gouvernements nous imposeront des réglementations qui, en définitive, s’avéreront très coûteuses.
HBR: Certains considèrent qu’il est impossible de mesurer la responsabilité sociale d’entreprise et que c’est une erreur que d’essayer de quantifier de tels comportements.
Lars Rebien Sørensen: Le public est divisé sur la question. Certains essaient de progresser dans ce sens, et des chercheurs dont les travaux s’avèrent très utiles – comme Michael Porter avec son idée de valeur partagée – essaient de développer des mesures et de les rendre plus crédibles.
HBR: Pourquoi ne voit-on pas plus d’entreprises adopter une gestion à long terme ?
Lars Rebien Sørensen: Elles ressentent la pression des actionnaires en faveur d’une création de valeur à court terme, au lieu de renforcer la durabilité à long terme de l’entreprise. Les actionnaires peuvent déplacer leurs capitaux en un claquement de doigts, alors que dans le domaine de la recherche pharmaceutique, il faut parfois plus de 20 ans pour développer un nouveau produit.
HBR: Recommanderiez-vous à d’autres P-DG d’ignorer ces pressions de court terme ?
Lars Rebien Sørensen: Un P-DG américain ne peut ignorer ses responsabilités vis-à-vis des actionnaires. Il peut dire : « Je vais augmenter la valeur pour les actionnaires dans un délai de 15 ans. Je vous demande de patienter, les temps seront un peu durs les premières années. » Mais à moins que les actionnaires ne détiennent un bloc de contrôle et qu’il les persuade qu’ils seront plus riches dans 15 ans s’ils ne vendent pas leurs actions maintenant, quelqu’un se présentera avec une offre intéressante pour racheter l’entreprise, parce que ses résultats ne sont pas à la hauteur. La seule manière de changer cela, si la société veut effectivement y remédier, est que les fonds de pension gèrent différemment leurs placements.
HBR: Comment votre style de leadership a-t-il évolué au cours des 15 années passées à votre poste de P-DG ?
Lars Rebien Sørensen: J’ai toujours travaillé du côté opérationnel, j’ai donc dû modifier mon point de vue sur la nature de mon travail – être moins opérationnel et m’impliquer davantage dans la définition de la direction que doit suivre l’entreprise. J’ai dû m’attacher davantage à donner le ton, à définir les valeurs et à communiquer personnellement avec nos employés et actionnaires. C’était une véritable transition pour moi, car je me sentais plus à l’aise dans l’exécution des activités, vendre, fabriquer. Dernièrement, je me suis davantage impliqué dans l’aspect recherche, car je dois orienter les ressources. C’est l’aspect le plus passionnant – la science. Même si je ne suis pas scientifique, j’ai quelques connaissances en biologie, et nos chercheurs se sont montrés patients avec moi – ils m’ont beaucoup appris au fil des ans.
HBR: Qu’est-ce qui fait un grand dirigeant ?
Lars Rebien Sørensen: Tout dépend du contexte. De la nature de l’entreprise, de son histoire, de ses ambitions, de ses ressources financières, de ses autres ressources et du contexte social.
HBR: Comment décririez-vous votre style de leadership ?
Lars Rebien Sørensen: J’ai un style de leadership scandinave, axé sur la recherche d’un consensus. Ce principe est ancré dans nos procédures managériales. J’ai l’obligation de parvenir à un consensus avec mes collègues pour toutes les décisions, et si nous n’y arrivons pas, les objections doivent être présentées au conseil d’administration. Cependant, j’ai passé six ans aux Etats-Unis plus tôt dans ma carrière, et cela m’a considérablement influencé. Je suis légèrement plus agressif que le dirigeant scandinave classique.
HBR: Les P-DG scandinaves sont bien moins rémunérés que les P-DG américains. Cela a-t-il une influence sur votre style de direction ?
Lars Rebien Sørensen: J’ai vu dans la liste des meilleurs P-DG publiée l’année dernière par Harvard Business Review que j’étais l’un des moins bien payés. Ma rémunération traduit la volonté de notre entreprise d’assurer une cohésion interne. Quand nous prenons des décisions, les employés doivent faire partie intégrante du processus et savoir qu’ils ne sont pas là uniquement pour me remplir les poches. Et même si je suis l’une des personnes les moins bien payées de votre classement, je gagne plus en un an qu’un col bleu en toute une vie.
HBR: Est-il plus simple de diriger une entreprise quand l’écart de salaire entre le P-DG et les employés est moins important ?
Lars Rebien Sørensen: Oui. D’autres éléments peuvent aussi éloigner les cadres dirigeants des employés, par exemple l’utilisation de jets privés. Chez Novo Nordisk, cela ne se fait pas, même si nous sommes une grande entreprise. Cela reviendrait à envoyer à mes subalternes le message que mon temps est plus précieux que le leur. Vous pourriez affirmer que, d’une certaine manière, c’est le cas, mais sur le plan philosophique, cela crée un fossé entre nous. Je n’aime pas trop cette idée.
HBR: Comment faites-vous pour que vos employés restent motivés ?
Lars Rebien Sørensen: Les gens aiment faire des choses passionnantes. Ils aiment participer à cette aventure, dans laquelle nous sauvons des vies. Alors nous faisons venir des patients, pour qu’ils rencontrent nos employés. Nous mettons en lumière les améliorations que nous apportons dans la vie des gens. Sans nos médicaments, 24 millions de personnes souffriraient. Il n’y a rien de plus motivant que d’aller travailler pour sauver des vies.
HBR: La plupart des entreprises ne sauvent pas des vies. Comment font-elles pour motiver leurs employés ?
Lars Rebien Sørensen: C’est beaucoup plus difficile. J’ai énormément de respect pour les gens qui produisent de l’acier ou fabriquent des matelas, ou n’importe quoi d’autre. Comment diable réussissent-ils à maintenir la motivation de leurs employés à un très haut niveau ? C’est beaucoup plus difficile.
HBR: Quelles leçons les autres entreprises peuvent-elles tirer de votre stratégie d’innovation?
Lars Rebien Sørensen: Vous devez être totalement honnête dans la réponse que vous donnez à trois questions : « Quelles sont nos forces, quelles sont nos capacités, et quels risques sommes-nous prêts à prendre ? » Et à partir de vos réponses, voyez si vous pouvez créer une vision ambitieuse sans pour autant être inaccessible. Cela demande une compréhension approfondie du secteur et du marché que vous voulez desservir.
HBR: Avez-vous d’autres leçons à partager ?
Lars Rebien Sørensen: J’aurais dû dire dès le début que je n’aimais pas cette notion de « meilleur P-DG du monde ». C’est un point de vue typiquement américain que de starifier des individus. Je dirais que je dirige une équipe qui, collectivement, crée l’une des entreprises les plus performantes au monde. Ce n’est pas la même chose que d’être le meilleur P-DG du monde – c’est une différence de taille, en particulier dans un secteur caractérisé par des échéances à 20 ou 25 ans. Vous héritez de la situation que votre prédécesseur vous a laissée. Vous pouvez être le meilleur P-DG du monde, mais hériter d’une mauvaise affaire. Ou bien votre prédécesseur a pu passer quinze ans à améliorer l’entreprise, et quand vous prenez la relève, c’est vous qui êtes porté en héros.
Par Adi Ignatius
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