Encore peu de dirigeants se lancent dans un doctorat. C’est pourtant un pari gagnant. A condition de le faire en étant encore en poste.
L’allongement de la vie de manière générale n’est pas corrélé à un allongement de la vie en tant que dirigeant. Pour nombre d’entre eux, il faut désormais envisager, après 60 ou 65 ans, une autre vie active. Et commencer à y réfléchir lorsque l’heure de la retraite sonne n’est pas raisonnable. L’un des points majeurs de dépression post-retraite chez les dirigeants est lié à la réduction des opportunités de nouveaux contacts que leur offrait en permanence leur statut. Se repliant sur leur cercle restreint d’amis, et n’ayant que leur gloire passée avec laquelle ennuyer leur entourage et rapidement eux-mêmes, ils éteignent progressivement une vie plus qu’ils n’en réinventent une nouvelle. Or ce qui permet de continuer à accroître son écosystème, c’est l’investissement intellectuel. Ce n’est pas de savoir mais d’apprendre. Cette vie brillante d’étudiant, mise entre parenthèse par des années d’efficacité opérationnelle, peut reprendre son cours, avec des ressources bien supérieures à celles dont le dirigeant disposait alors. Cela peut passer, par exemple, par une activité de recherche conduisant à un doctorat. Mais tout l’intérêt est de mener ce projet alors que l’on est encore en activité, et ce pour plusieurs raisons.
1- Les dirigeants en poste ont accès à des matériaux de recherche empirique de première main et d’avant-garde
Lorsqu’ils sont en activité, les « praticiens », et en particulier les dirigeants, ont accès à des données généralement hors de portée de nombreux chercheurs. Ce sont des informations qui sont la propriété de l’entreprise ou directement liées à son secteur d’activité. Et ce qui est vrai des données quantitatives l’est plus encore de l’accès à des données qualitatives. Recueillir des témoignages d’autres dirigeants, ou plus généralement d’experts, est beaucoup plus facile pour des cadres dirigeants en activité. Même si les sciences de gestion sont atteintes du syndrome de la « régression », c’est-à-dire de l’abus de méthodes sophistiquées de traitement statistique, elles restent fondamentalement une science sociale, par nature multidisciplinaire. Un doctorat réalisé par un dirigeant présentera généralement trois dimensions absentes d’un doctorat mené par un jeune enseignant-chercheur : un certain recul lié à l’observation de pratiques sur un temps long et une capacité à relier, grâce à cette expérience, des théories apparemment disjointes ; une réflexivité sur sa propre pratique qui, quand elle est structurée, permet une lecture très performante des développements possibles de la recherche engagée, tant sur le plan académique qu’opérationnel ; l’appel à des regards extérieurs de haut niveau sur le sujet traité ou les résultats recueillis qui, généralement, permettent une relecture critique des hypothèses de recherche. Ajoutons-y une aptitude à ne pas écrire en recourant à un jargon académique rebutant, sans pour autant tomber dans un savoir trop « ordinaire » au regard du champ scientifique.
2- Construire sa thèse sur l’observation et la pratique permet d’inverser la logique habituelle
La logique qui préside au travaux de thèse en sciences de gestion est essentiellement fondée sur le « no pain no gain » avec, pour présupposé, qu’un travail de doctorat est un travail à plein temps, incompatible avec une autre activité, a fortiori de dirigeant d’entreprise. Deux représentations symboliques, loin de s’affronter, se combinent ici pour dissuader les dirigeants de s’engager dans un travail doctoral : dans les deux cas, il s’agit d’affirmer qu’on ne peut pas sérieusement être chercheur ou dirigeant si l’on n’y consacre pas l’intégralité de son temps de cerveau disponible.
Les travaux de Roger Martin, numéro un au Thinkers50, le classement biennal des penseurs les plus influents sur les tendances et la pratique du management, amènent à une autre conclusion. Le conseiller en stratégie de nombreux dirigeants du monde entier y défend la « pensée intégrative », premier facteur de performance personnelle des dirigeants et, supposons-le, des chercheurs en science – multidisciplinaire – de gestion. Faire un doctorat pour un dirigeant n’est pas un fardeau, c’est un stimulant, même si la mystification inverse est entretenue par de nombreux chercheurs jaloux de leurs prérogatives et par des dirigeants à la recherche d’une bonne excuse. D’un point de vue méthodologique, il est important d’inverser la construction classique du travail de thèse : tandis que de jeunes chercheurs partiront toujours de l’état de la littérature sur leur sujet, autour d’une théorie centrale qu’ils surexploiteront, un « praticien » adoptera, à partir d’un travail empirique lié à sa propre observation, un esprit plus « constructiviste ». Le travail d’état de la littérature viendra dans un deuxième temps, et il n’en sera que plus efficace. Mais cela est totalement contraire à la doctrine en vigueur. Il faut donc trouver le directeur de thèse « marginal sécant », à la fois conforme et transgressif.
3- Cela oblige à sortir de la supervision classique et souvent décourageante
Pour simplifier une question complexe, il existe deux écoles de direction de thèse, ce que les Anglo-Saxons appellent supervision. La première regroupe une écrasante majorité de directeurs de thèse et est empreinte de ce que l’on appelle la logique « technico-rationnelle ». Un travail de thèse est un effort méthodologique avant tout, et il s’agit de montrer que l’on a compris et que l’on respecte les codes du champ scientifique. Le résultat final importe peu, tant que la méthode est suivie. C’est généralement ce qui nourrit ce côté rebutant qui dissuade de nombreux candidats à l’exercice, et décourage la plupart des doctorants en cours de route. En France, seuls environ 10% des doctorants vont jusqu’à la soutenance de leur doctorat. Question de talent sans doute, mais aussi peut-être de méthode.
La seconde école est celle de la « negotiated supervision », où à la fois les objectifs et les moyens dont dispose le doctorant sont pris en compte par le directeur de thèse, qui dès lors établit un contrat avec ce dernier pour optimiser ses chances d’aller au bout de son effort. Dans cette démarche, le résultat potentiel de la thèse prime sur la méthode pour y parvenir. Pour des professionnels en activité, la negotiated supervision est beaucoup plus confortable et efficace.
4- La thèse devient une aventure collective dont l’enjeu, pour le dirigeant, est de réfléchir sur sa pratique et son écosystème
Souvent, quand un dirigeant réussit à surmonter ses hésitations et s’engage dans un travail de thèse, il a tendance à garder cette démarche discrète, de peur que l’on pense qu’il ne se concentre plus assez sur sa tâche de dirigeant. Cette démarche percluse d’inhibition a de grandes chances d’avoir une influence dommageable sur la motivation et la progression du dirigeant-doctorant. En outre, elle repose sur une analyse frileuse de ce qui légitime un leader au yeux de ses équipes. Selon la formule « californienne » de Reid Hoffman décrivant le style de management de Jeff Weiner, qu’il a choisi pour lui succéder à la tête de LinkedIn, un leader ne doit pas chercher à avoir des followers, mais des copains qui ont envie de venir surfer la vague avec lui. Un doctorat, c’est la forme la plus avancée de formation continue d’un dirigeant qui, souvent, a déjà un ou deux diplômes équivalents à un MBA. Et si vos équipes pensent que, lorsque vous continuez à vous former, vous perdez un temps opérationnel précieux, vous devriez non pas changer d’attitude mais plutôt d’équipes.
Au contraire, il est essentiel de partager l’aventure doctorale avec son entourage, dans l’entreprise comme à l’extérieur. C’est un moment de formation, mais aussi de retour sur son expérience. D’autres contacts, d’autres regards naîtront de cette expérience.
En 2014, un peu moins de 3% des dirigeants, pris au sens de la C-suite (c’est-à-dire des membres de comités de direction) des grandes entreprises occidentales – hors Allemagne – possédaient un doctorat. Sous l’effet des transformations technologiques et de l’essor des travailleurs de la connaissance (individus dont le travail consistent à développer et à utiliser du savoir en back office plutôt que de produire des marchandises ou des services), cette situation est appelée à changer, et l’allongement de la vie active au profit de formes plus intellectuelles de travail accentuera cette évolution. Mais l’une des conséquences inattendues de l’implication plus personnelle des dirigeants dans l’activité académique sera d’ouvrir des champs de coopération plus grands, plus ambitieux mais aussi plus opérationnels aux chercheurs de profession, comme à leurs institutions.
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