Leadership

Diriger dans le chaos pour construire un futur désirable

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Un leadership et un management adapté sont essentiels pour naviguer dans un océan d’incertitudes. Les situations chaotiques offrent en outre des opportunités de transformation pour les entreprises

Nous vivons dans un contexte économique, social, environnemental, culturel et politique incertain, complexe et, pour beaucoup, anxiogène. En d’autres termes, un monde chaotique ! Quand le rythme des changements s’accélère, ce qui nous semblait ordonné ne l’est plus, ce qui nous semblait clair devient confus ; désordre et confusion, voici bien ce qui définit le chaos (« Remède à l’accélération », de Rosa Hartmut, Champs Essais, 2020).

Depuis quelques années, nous vivons ainsi des crises qui se cumulent : urgence climatique, Covid, évolution du rapport au travail et à l’entreprise (notamment généralisation du télétravail ou encore les enjeux d’attraction/fidélisation des talents), émergence de l’IA, guerre en Ukraine avec l’instabilité politique et économique qu’elle génère, inflation/désinflation/stagflation, malaise sociétal, …

Dans ces conditions, répondre aux défis de l’entreprise, aux besoins de sens des salariés et maintenir une motivation quand la pression sur le travail s’accroît devient de plus en plus difficile pour les dirigeants. Toujours plus élevé, leur niveau de stress engendre des décisions hasardeuses, des contre-performances, des voltes-faces et peut troubler leur santé psychologique même.

Bien sûr, le chaos peut offrir d’intéressantes opportunités mais, pour les saisir, les dirigeants doivent s’appuyer sur un leadership et des pratiques managériales adaptés à de l’incertitude chronique.

Il nous semble nécessaire qu’ils agissent à trois niveaux :

  1. D’abord individuel, pour mobiliser ses ressources et renforcer sa stabilité intérieure dans la tourmente,
  2. Également collectif, pour renforcer la sécurité et la capacité à surmonter les difficultés de leur organisation en partageant des repères qui restent stables par gros temps
  3. Enfin systémique afin d’exercer une influence positive sur le contexte macroéconomique

Mobiliser ses ressources et développer sa stabilité intérieure

On connaît bien la phrase figurant au tout début du manuel d’Épictète : « Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d’autres qui n’en dépendent pas (…). Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans empêchement, sans entraves… » (« Manuel », d’Epictète, Garnier-Flammarion, 1964).

Fière déclaration pour aujourd’hui alors que nous vivons dans le chaos ! Et pourtant, comment faire face aux nombreux défis sans apprendre à gérer son équilibre personnel, en le rendant moins dépendant des événements ? Quand la tempête fait rage, que nous sommes menacés d’hyper-stress, n’est-ce pas la quille du bateau qui nous empêche de sombrer ? Qu’est-ce qui constitue cette « quille » sinon notre vision de nous-même et du monde, qui résultent de nos constructions intérieures, nos représentations ?

Comment trouver une forme d’acceptation de soi, de l’autre et de la situation (« acceptation » ne signifiant pas « résignation ») pour engendrer une confiance en soi et confiance en l’avenir propices à se positionner, à créer des relations positives et mobiliser nos ressources pour avancer par gros temps ?

Notre expérience d’accompagnement de dirigeants nous a permis d’identifier quatre pistes majeures.

  • Développer sa capacité réflexive, et mieux se connaître :
    • Quel est mon style de management le plus spontané ? quelles sont mes forces personnelles, comment est-ce que je les utilise ? Quel type d’impact j’ai sur mes interlocuteurs ? Où sont mes limites ? Quelles sont mes peurs ? Comment les traverser ? Comment expérimenter de nouvelles attitudes pour élargir mon champ d’action ? etc.
    • Suis-je en cohérence avec ce qui est vraiment important pour moi, ce qui a un sens « existentiel » ? Comment renforcer cette cohérence, cet « alignement » dans ma vie de dirigeant ?
  • Faire confiance à ses capacités professionnelles et cognitives, certes, mais aussi savoir développer son « quotient émotionnel ». Notre stabilité émotionnelle repose non seulement sur des temps de calme intérieur mais aussi sur des relations de confiance, au travail et bien sûr dans la vie personnelle. Ajoutons à cela le développement de la conscience de nos propres émotions et de celles des autres, nécessaire à des relations positives et constructives.
  • Développer des référents solides voire intangibles : ce qui nous motive, les valeurs qui guident nos choix, les personnes qui sont des modèles pour nous, les mentors, nos expériences réussies, …et à partir de ces référents, développer notre confiance en notre capacité à faire émerger des solutions et des voies d’évolution.
  • Prendre soin de soi plutôt que de s’oublier dans les préoccupations et l’action : oser résister à la pression de temps (cette volonté « tyrannique » que nous avons parfois de tout faire, tout de suite et bien si possible !) conserver un équilibre physique satisfaisant, se donner des sources de satisfaction et de joie en dehors du travail…

Pour avancer sur ces aspects, le recours à un coach professionnel peut s’avérer très utile comme en témoignent ces quelques exemples issus de notre pratique. Ainsi, une dirigeante prend conscience qu’elle n’a pas à porter tous les « singes émotionnels » de ses collaborateurs sur ses épaules et à développer, de ce fait, un stress intense mais plutôt à les accompagner pour qu’ils puissent eux-mêmes comprendre et mieux vivre leurs émotions.

Voici ce dirigeant qui revisite avec son coach ses valeurs et qui donne un sens plus clair à sa vie pour faire ensuite le pont avec sa mission professionnelle et les valeurs de l’organisation. Tel autre s’attache à mieux cerner son identité managériale, à gagner en capacité d’adaptation avec ses pairs et ses collaborateurs et à tisser des relations de qualité avec eux.

Et ces dirigeantes d’une unité de recherche qui focalisent leur attention sur le renouvellement de leur projet et la dynamisation de l’ensemble des équipes plutôt que sur les quelques chercheurs qui posent un problème a priori bloquant mais qui apparaît, in fine, mineur.

Aller chercher sa stabilité intérieure pour un dirigeant, c’est offrir à ses collaborateurs un point d’appui précieux et une attitude modélisante.

Le travail individuel des dirigeants s’avère certes indispensable, mais il est surtout suivi d’effets quand il est assorti d’une action significative avec les collectifs.

Partager des repères collectifs

Tels les points cardinaux d’une boussole, nous voyons 4 repères qui guident le collectif pour traverser le chaos. Ces repères correspondent à différents niveaux logiques : celui du « Pour Quoi » (rôle et mission), le « Quoi » (les actions et réalisations), le « Comment » (système de croyances et valeurs) et aussi le « Qui », c’est-à-dire la mise en action des collectifs (« Le nouveau paradigme du leadership », de Robert Dilts, Institut Repères, 28 février 2009).

1/ Le « Pour Quoi » est la raison d’être de l’organisation, la vision qui inspire la motivation collective. Elle est, en principe, stable et correspond à ce que l’entreprise apporte au monde. Il est très rare qu’une entreprise change de vocation et c’est bien souvent le rêve d’un ou plusieurs créateurs qui continue à vivre et à être revitalisé par les échanges collectifs. Cela donne lieu à l’expression d’ambitions qualitatives ou quantitatives qui s’inscrivent dans le moyen terme.

2/ Le « Quoi » renvoie aux différentes méthodes pour intégrer l’incertitude dans les projections de l’entreprise ; selon le chercheur canadien Henry Montzberg, le temps de la planification stratégique est révolu et la notion de stratégie « émergente » s’est imposée par rapport au traditionnel SWOT (Strenghts – Opportunities -Weaknesses -Threats) devenu trop statique (« Safari en pays de stratégie », de Henry Mintzberg et al., Village Mondial, 1999).

L’anticipation de différents futurs possibles intégrant ce qui ne peut changer, ce qui est nécessaire et inévitable, impossible, probable ou incertain offre plus de possibilités d’investigation et de préparation aux bifurcations possibles.

Ajoutons à cela l’apport du philosophe François Jullien, qui oppose à l’approche de la stratégie selon les penseurs occidentaux (par exemple Clausewitz pour la stratégie militaire), l’approche chinoise de l’efficacité reposant sur le « potentiel de situation » qu’il s’agit de cultiver pour obtenir un effet d’autant plus favorable qu’il résulte d’un processus de transformation silencieux (« Traité de l’efficacité », de François Jullien, Grasset & Fasquelle, 1996).

3/ Avec le « Comment », la culture d’entreprise est au cœur. En premier lieu, les valeurs vécues, quand elles répondent aux besoins et motivations des collaborateurs et des parties prenantes, génèrent l’engagement, l’énergie et la créativité nécessaires pour dépasser les défis (« The Values-Driven Organization: Unleashing Human Potential for Performance and Profit », de Richard Barrett, Routledge, 2013).

Ces valeurs, et les principes de management qui en découlent, donnent ainsi de la résilience dans le chaos, d’autant plus quand ces valeurs collectives font échos de manière cohérente aux valeurs individuelles des collaborateurs. Ces valeurs peuvent, par exemple, s’articuler autour de thèmes tels que l’apprentissage à vie, l’innovation, la durabilité des activités et produits, ou encore le bien-être des collaborateurs, l’autonomie et la collaboration.

Au-delà des valeurs partagées, la culture d’un collectif est aussi faite d’expériences vécues ensemble, de conversations, de proximité, de langage commun, ou encore de compétences partagées. Tout dirigeant devrait accorder une attention prioritaire au développement d’une culture d’entreprise « potentialisante », c’est-à-dire rendant l’entreprise apte à générer, en toutes situations, du sens, de la motivation, des repères partagés et de l’impact : « Le capital culturel constitue l’avantage concurrentiel ultime des entreprises ».

4/ Le « Qui » permet de prendre en compte la construction d’identités individuelles et collectives notamment au travers des dialogues entre les membres d’une organisation.

C’est l’apport du « Constructionnisme Social » que de montrer que « la réalité est co-construite dans les échanges et par le langage mis en œuvre pour parler des expériences vécues dans le travail » (« Le constructionnisme social, un outil pour dialoguer », de Kenneth & Mary Gergen, Satas, 2006).

David Cooperrider a résumé cette idée avec cette formule : « Words create Worlds ». Notre capacité à dialoguer et à partager des représentations issues de l’expérience et de la compétence du plus grand nombre d’acteurs concernés permet d’agir en phase et efficacement sur les difficultés rencontrées !

Nous avons pu, par exemple, ainsi accompagner une entreprise qui devait, pour des raisons indépendantes de son dirigeant (injonction de la communauté européenne pour éviter une situation monopolistique), être vendue à un nouveau groupe. La construction d’une représentation partagée avec l’ensemble du personnel a permis de mettre en valeur les atouts de l’entreprise, de préserver son identité au sein du nouveau groupe et de développer encore davantage son marché.

Ou encore cette scale-up opérant sur un marché innovant, en émergence et beaucoup plus lent que prévu à décoller, mettant ainsi en difficulté l’équilibre financier de l’entreprise : c’est notamment par une intensification des conversations, en premier lieu au sein du Codir, que celui-ci a pu générer des perspectives d’avenir partagées, des scenarii possibles (différents futurs), des valeurs clés et l’envie collective de se relancer.

Prendre le temps, dans un monde pressé, de mieux définir et partager ces 4 repères, par des échanges et conversations ad hoc, permet d’agir avec plus de fluidité et d’impact dans les périodes de crise.

Agir au niveau de l’organisation permet de mieux naviguer dans la tourmente, cependant, des forces socio-économique, avec leurs aléas, imposent des contraintes et leur tempo aux entreprises. Comment influer les forces qui dépassent le cadre de chaque entreprise ?

Influencer le système, au-delà de l’organisation

Une organisation, quelle que soit sa nature est à la fois un système en elle-même mais également partie d’un système plus large que son simple périmètre.

Si on change un élément interne à une organisation, cela a nécessairement des conséquences sur d’autres parties de cette organisation. Ainsi, l’externalisation de certaines fonctions, tels les systèmes d’information ou la sous-traitance technique, modifie l’environnement et le fonctionnement de l’entreprise.

Il est donc essentiel de savoir à quel systèmes nos organisations appartiennent : écosystème de l’entreprise – fournisseurs, clients, …- , tissu économique local, secteur d’activité, communauté d’enjeux avec d’autres organisations, etc. Sur quoi et comment agissent-elles ? Par quoi sont-elles impactées ?

Dans les contextes « chaotique » évoqués plus haut, nous observons plusieurs options qui s’offrent aux organisations et à la société, pour assurer leur pérennité et leur développement :

  • Prendre en compte les enjeux globaux, associer les parties prenantes pour s’y adapter et rebondir ensemble. Ainsi, face aux enjeux de décarbonation et à l’urgence climatique, probablement un des défis les plus importants pour l’humanité, de plus en plus d’entreprises travaillent avec leurs éco-systèmes pour pouvoir décarboner leur chaine de valeur de manière efficace, notamment via l’économie circulaire. A titre d’exemple, citons la filière Bâtiment, important générateur de gaz à effet de serre (25% de l’empreinte carbone annuelle de la France), et dont les acteurs se sont engagés collectivement autour d’une feuille de route de décarbonation ambitieuse, dans le cadre de la loi « Climat et résilience » (août 2021) : 48% de réduction des émissions à horizon 2030, et la quasi-totalité en 2050. Cette feuille de route s’appuie sur 25 leviers d’actions identifiés et reconnus par l’ensemble des acteurs comme les plus impactants.
  • Créer de nouveaux modèles, être leader des changements en changeant les règles du jeu d’un marché ce qui peut parfois contribuer à accentuer ou à étendre le désordre et la confusion (approche « disruptive »). Ce qui apparaît comme un nouveau modèle pour les uns devient « chaos » pour les autres ! Qu’on se souvienne à cet égard des nouvelles possibilités photographiques promues par les leaders du numérique et le refus de Kodak, une entreprise puissante et sûre de ses forces, de suivre le mouvement…à ses dépens ! Que l’on pense également à l’impact d’Uber, si symbolique que l’on parle maintenant « d’ubérisation » de l’économie ! Aujourd’hui, à l’occasion de la révolution qui démarre avec l’IA, la banque Morgan & Stanley, en utilisant massivement et avant ses concurrents l’intelligence artificielle pour permettre à ses commerciaux de traiter plus complètement et finement les dossiers de ses clients, impacte fortement les règles du jeu et les pratiques de son milieu. Dans une époque marquée par une accélération des changements, toutes les organisations ne vivent pas le chaos de la même façon, selon leur regard, leurs options stratégiques et leur appétence pour l’innovation.
  • Changer les pratiques et parfois l’objet de l’organisation pour un monde meilleur en conciliant une activité économique rentable et certains des 17 objectifs de développement durable des Nations Unies. Ces pratiques font l’objet d’une enquête mondiale initiée par le Fowler Center for Business as an Agent of World Benefit (BAWB) avec la Case Western Reserve University (CWRU). En 2023, 103 écoles et universités dans le monde ont recueilli 3000 histoires d’innovations en ce sens. Ces innovations pour un bénéfice mutuel vont de la récupération de plastiques polluant les océans pour créer des objets recyclés, à la création de substituts à la viande pour limiter l’impact écologique de l’élevage en passant par la récupération de la pulpe et la peau des graines de café, habituellement jetées, pour en faire une farine hautement nutritive utilisable dans toutes sortes de pâtisseries.

On le voit, ce sont de nouveaux types d’entreprises qui, selon l’analyse de Udayan Dhar & Ronald Fry, se créent à partir de plusieurs facteurs : de fortes convictions sociales et environnementales, une vision à long terme (avec une prise de risque à court terme), l’incorporation d’une approche circulaire de l’économie, un élargissement de son périmètre de coopération, et une identification de l’organisation elle-même comme acteur pour un impact social et environnemental positif (« Innovating to Flourish- Towards a Theory of Organizing for Positive Impact », dans « The Business of Building a Better World- The Leadership Revolution That is Changing Everything », de David Cooperrider & Audrey Selian, BK, 2023).

Il pourrait s’agir d’initiatives qui seront de plus en plus valorisées et désirables socialement (avec donc une capacité à attirer des ressources et talents) ouvrant la possibilité non seulement d’avancer dans la durabilité et le maintien de ce qui assure notre survie, mais aussi dans la création d’une économie florissante (« flourishing »).

Les trois niveaux – individuel, collectif et systémique – sont interdépendants et en synergie

Aucun à lui seul ne suffit à expliquer le succès, mais de nombreux exemples montrent que des organisations avec des dirigeants inspirés, capables d’anticiper et d’innover tout en préservant leur intégrité ; des collectifs engagés par conviction, grâce à des dialogues constructifs ; et enfin une insertion active dans un écosystème élargi, peuvent non seulement s’adapter pour mieux faire face aux pressants enjeux actuels, mais aussi se développer, s’épanouir et contribuer positivement au monde en générant des bénéfices partagés.

 

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